Design
En Inde, Schneider Electric a développé, non sans mal, une solution d’éclairage pour la population rurale. Le groupe la déploie aujourd’hui dans le monde. Quand design rime avec innovation et social business.

«En Inde, si vous habitez le long d’un axe principal, vous êtes au XXe siècle. Mais si vous vous éloignez d’un kilomètre, vous passez au XIXe. Et si vous faites encore cinq kilomètres, vous êtes carrément au XVIIIe ! Nos repères occidentaux sont complètement remis en question», explique Frédéric Beuvry, directeur design et ergonomie de Schneider Electric. C’est dans ce pays, où le téléphone mobile l’emporte parfois sur la fée électricité que l’entreprise, spécialiste mondial de la gestion de l’énergie, a souhaité se développer auprès des populations les plus pauvres. En ligne de mire, le 1,4 milliard d’individus n’ayant pas accès, sur la planète, à une énergie propre, fiable et abordable, dont 40 % se concentrent dans le sous-continent indien.

Lampe universelle

Le groupe s’est lancé en 2009 avec une première ­solution d’éclairage baptisée In-Diya. Non sans mal. «Ce produit a eu le mérite d’exister, raconte Joël Lelostec, directeur du business développement du programme BipBop chez Schneider Electric. Simplement, il présentait plusieurs défauts : des batteries au plomb, polluantes et d’une durée de vie de deux à trois ans seulement, l’absence de point de recharge pour téléphone portable ou l’impossibilité de déplacer la lampe, qui devait rester fixée à un mur.» Mi-2012, Schneider Electric décide alors de lancer Mobiya, une version mieux adaptée aux besoins de la population. «À partir d’enquêtes réalisées sur le terrain en Inde et en Afrique, nous avons défini des spécifications marketing pour la V2 du produit, poursuit Joël Lelostec. Il fallait que la lampe soit portable, avec des batteries au lithium fer phosphate, et qu’elle dispose d’une prise pour charger son téléphone. Elle devait être très fonctionnelle et tout-terrain. Ce que nous voulions, en somme, c’était la lampe universelle !»

«Impossible à faire tout seuls»

Pourquoi de telles difficultés ? Pour concevoir ce produit, Frédéric Beuvry a d’abord fait appel aux étudiants de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI), à Paris. «L’expérience a été plus enrichissante pour eux que pour nous, reconnaît-il. Leurs propositions étaient trop éloignées des besoins réels des populations.» Il décide alors de faire plancher des professionnels du pays au sein d’un bureau à Bangalore, soit quatre personnes recrutées par ses soins. «Au début, du fait d’un certain complexe vis-à-vis des Européens, les Indiens ont voulu mettre des gadgets, du métal, en faire un objet “design”, en somme. Mais nous voulions un objet utile, pas futile. La question principale était de savoir comment on façonnait les formes du produit pour qu’elles induisent ses fonctionnalités.» Après recadrage, et grâce à un travail collaboratif entre les designers de Bangalore et ceux de France, le produit est prêt à être commercialisé fin 2013. «Nous n’aurions pas réussi à le faire tout seuls en France, reconnaît Frédéric Beuvry. Il fallait ce mélange entre la culture indienne, la compréhension des besoins locaux et la maturité de notre design lab européen pour obtenir ce résultat.»

Recharge solaire

Au final, la lampe Mobiya cumule sept fonctionnalités, en plus de ses attributs de base – éclairer et recharger un téléphone. Elle dispose d’un crochet pour être suspendue en hauteur. Elle peut aussi, grâce à un orifice, se poser sur une bouteille et servir aux enfants de lampe de bureau quand ils font leurs devoirs ; être emportée à l’extérieur pour aller vendre ses produits au marché ou aller effrayer un animal sauvage. «Certains l’accrochent même aux cornes de leur bœuf quand ils le conduisent au pré !», s’amuse Frédéric Beuvry. Etanche et légère, Mobiya dispose de trois modes d’éclairage plus ou moins intenses, de manière à disposer de lumière en toute autonomie pendant 6, 12 ou 48 heures. Il faut ensuite la recharger sur le petit panneau solaire fourni avec. Enfin, elle dispose d’un support permettant de bloquer le téléphone quand il se recharge pour éviter qu’il ne traîne par terre. Mobiya se déploie aujourd’hui dans le monde : 100 000 exemplaires ont été écoulés en Inde et au Bangladesh mais aussi en Afrique où, du Sénégal à l’Ethiopie en ­passant par le Cameroun, les habitants sont, là aussi, concernés par cette problématique.

Innovation inversée

À nouvelle ambition, nouvelle organisation. Fort de son expérience, Frédéric Beuvry a mis en place au sein de la multinationale un réseau international de design labs. «Je me suis très vite rendu compte qu’on ne pouvait pas répondre à tous les besoins des utilisateurs en créant un bureau de design à un seul point de la planète», explique-t-il. Aux côtés du design lab de Grenoble, où se situe le siège social de l’entreprise, Schneider est présent en Amérique du Nord (Boston, ­Monterrey), en Asie (Shanghai, Bangalore) et en Océanie (Adélaïde). Les design managers de ces labs se rencontrent régulièrement par visioconférence, pour échanger sur leur travail et s’accorder sur les modes d’expression et d’ergonomie développés dans le cadre du design de marque du fabricant. Vendue entre 35 et 45 dollars selon les pays, Mobiya s’inscrit dans la démarche RSE du groupe. «Notre objectif premier, rappelle Joël Lelostec, est d’apporter l’énergie aux populations les plus défavorisées. Même si c’est un vrai business et que nous ne sommes pas des philanthropes, notre seul impératif est d’être à l’équilibre.» Pour ce faire, la lampe va gagner l’Europe, notamment la France où elle est commercialisée depuis juin à un tarif plus élevé de 85 euros. L’idée étant que les consommateurs des pays riches paient pour ceux des pays en développement. Une parfaite illustration des démarches dites BOP (pour ­bottom of the pyramid), et du concept d’innovation inversée (reverse innovation) qui consiste, pour une entreprise occidentale, à concevoir d’abord un produit dans et pour les pays émergents, avant de le commercialiser dans les pays du Nord pour y susciter, éventuellement, de nouveaux marchés.

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