C’est l’une des perles de l’économie collaborative et elle est française. Son fondateur, Frédéric Mazzella, revient sur le succès et le développement de cette entreprise nouvelle génération qui a longtemps cherché son business model.

Son nom sonne comme un présage. Blablacar, la société fondée par Frédéric Mazzella en 2006, fait beaucoup parler d’elle. Et pour cause : depuis un an, elle multiplie les annonces. En juillet  2014, le leader du covoiturage européen a décroché 100 millions de dollars (73 millions d’euros) auprès du fonds américain Index Ventures, qui finance notamment Dropbox, Skype ou encore le français Criteo. Du jamais vu dans l’Hexagone depuis la levée record de Deezer en 2012. Blablacar a par ailleurs racheté à la mi-avril 2015 son principal concurrent sur le sol européen, l’allemand Carpooling. Et l’entreprise en a profité pour poursuivre son internationalisation à marche forcée. Après la Turquie en décembre 2014, l’entreprise a ouvert l’Inde en janvier, son premier pays hors d’Europe, la Hongrie, la Roumanie, la Serbie et la Croatie en mars, le Mexique en avril… Ce qui porte à 19 le nombre de pays couverts par le service de covoiturage. Heureux hasard ou ambition maîtrisée ? Frédéric Mazzella livre à Stratégies Transitions les secrets de son développement supersonique.

 

Vous venez de passer de 10 à 20 millions d’utilisateurs dans le monde en une année à peine… Comment fait-on une telle bascule ?

Frédéric Mazzella. Ce sont des chiffres qui impressionnent, mais c’est ce qui se produit lorsqu’on est sur une tendance de croissance exponentielle. Dans les premières années, vous passez de 0 à 500 000 utilisateurs, puis de 500 000 à un million… et ainsi de suite. Mais forcément, le jour où vous passez de 10 à 20 millions, comme cette année, cela ne passe pas inaperçu. Tout à coup, les gens vous découvrent et s’étonnent : «Qui est ce nouveau venu avec une croissance pareille ?» L’effet de surprise est d’autant plus fort que nous avons changé de marque en 2013 – Blablacar a remplacé covoiturage.fr –, ce qui donne l’impression que nous sommes tout neufs dans l’économie numérique. En réalité, cela fait presque dix ans que nous sommes là. Et nous avons pas mal tâtonné avant de trouver le bon business model.

 

Combien de business models différents avez-vous essayé ?

F. M. On en a testé cinq ! Dès le départ, l’idée a toujours été de faire du covoiturage sur de longs trajets. Mais trouver le modèle économique sur la longue distance est compliqué, car il faut avoir beaucoup de volume pour que ça fonctionne. Pour faire vivre le site et assurer son développement dans les premières années, nous avons commencé par vendre des plateformes de covoiturage domicile-travail aux entreprises — un service arrêté il y a deux ans car ce n’est pas notre cœur de métier. Nous avons aussi testé le modèle publicitaire en insérant des bannières sur nos pages, mais le ciblage s’est révélé difficile et la pub nous a semblé en contradiction avec l’esprit de partage du site. Nous avons également essayé la mise en relation téléphonique payante entre passagers et conducteurs, mais ceux-ci rechignaient à laisser leur vrai numéro sur le site. Le quatrième essai, le modèle premium, consistait à faire payer les services ­supplémentaires – remonter son annonce en haut de page, recevoir un SMS quand un message était déposé sur le site –, mais il a séduit seulement un conducteur sur 1000 ! Il faut croire que le service gratuit était déjà trop bien fait…

 

Et le cinquième modèle, celui que vous avez choisi ?

F. M. Notre modèle est un modèle dit transactionnel. Il s’applique déjà en France, en Espagne, au Portugal et en Angleterre. Il consiste à prélever une commission de 15% TVA incluse sur chaque trajet vendu ; cela signifie que lorsqu’un conducteur demande 20 euros, le prix acquitté par le passager est de 23 euros. Evidemment, cela suppose que le paiement se fasse en ligne, sur notre site. J’ai eu l’idée de ce fonctionnement dès 2007, lors de mon master à l’Insead. Mais nous avons dû attendre 2011 pour le mettre en place, le temps d’atteindre un volume suffisant de trajets – quelques dizaines par jour sur chaque axe. Au-dessous de ce seuil critique, il est indispensable de laisser de la souplesse aux membres pour qu’ils négocient entre eux et tombent d’accord, ou pas, sur l’heure et le point de départ… Donc de conserver le paiement de la main à la main.

 

2011, c’est vraiment l’année du tournant pour Blablacar ?

F. M. On peut le dire, oui. Avec un business model opérant et ­duplicable à d’autres pays, le site a pu enfin commencer à générer des revenus solides. Il a aussi gagné en crédibilité auprès des investisseurs qui nous ont suivis plus facilement. C’est d’ailleurs à partir de ce moment que nous avons pris notre virage international : entre 2011 et 2012, nous avons ouvert six pays en Europe. Mais les avantages du nouveau modèle économique sont allés bien au-delà de ce que nous avions envisagé. Grâce au paiement en ligne, le taux de ­désistement sur le site est tombé de 35 % à… 3 % ! Ce qui représente un gain énorme en qualité de service. Quand le paiement se fait de la main à la main, les passagers ne viennent pas toujours et les conducteurs tendent à faire de la surréservation. Conséquence de ce saut qualitatif, nous avons attiré des membres plus âgés : l’âge moyen des nouveaux inscrits est passé de 29 ans en 2009 à 34 ans en 2014.

 

Pourquoi avoir lancé l’Espagne dès 2009, alors que vous étiez encore en plein tâtonnement ?

F. M. Nous avons toujours voulu nous internationaliser. Lancer l’Espagne était le moyen de préparer notre plateforme à cette globalisation. Un produit qui marche dans une seule langue est difficile à exporter tel que, mais quand il existe dans deux cultures, ça change tout… La langue espagnole, avec ses caractères spéciaux (ñ, ¿…), est à cet égard très formatrice. Après ça, basculer vers le russe ou l’ukrainien se fait sans difficultés !

 

La société est passée de 60 salariés en 2013 à près de 300 aujourd’hui, dont 200 sur votre site parisien. Comment fait-on pour garder sa culture d’entreprise et intégrer les nouveaux venus quand on grossit aussi vite ?

F. M. Tant qu’on était 60, on arrivait tous à se connaître et à se parler. Mais on savait que ça n’allait pas durer. En 2013, on a fait notre premier « Blablabreak » au ski – devenu une institution. C’était l’occasion de se retrouver et de décompresser. On en a profité pour faire un vaste brainstorming, afin d’identifier les mots qui caractérisaient le mieux notre façon de travailler. Mis en forme, cela a donné les dix valeurs qui sont aujourd’hui affichées partout dans nos locaux et fournissent à chacun un guideline pour travailler au quotidien : «Fail. Learn. Succeed», car je crois aux vertus de l’échec, «Done is better than perfect», «The member is the boss»… A côté de ça, nous avons mis en place des mécanismes pour intégrer au mieux les nouveaux venus et créer de la cohésion : un petit déjeuner le vendredi dans notre salle lounge pour tous ceux qui le souhaitent, un «Blablatalk» par ­semaine où chaque département (architecture, produit, ­développement, communication…) raconte son actualité à tour de rôle, un système de parrainage pour les nouveaux venus, un intranet où tout le monde publie des articles sur ce qu’il fait… On a même une application mobile qui permet de mettre un nom sur les visages de chacun !

 

Comment le travail est-il organisé chez Blablacar ?

F. M. C’est une organisation horizontale, qui repose sur l’autonomie et la responsabilisation de chacun. À côté des trois associés – Francis Nappez, Nicolas Brusson et moi-même –, la société s’appuie sur les «heads of department»  qui chapeautent chacun les dix départements et sur une vingtaine de «teams leaders». Ce sont plus des coordinateurs que des managers au sens strict, car notre management est plus orienté objectifs que contrôle. Nos douze bureaux étrangers fonctionnent avec un country manager et une petite équipe.  

 

Comment recrutez-vous ?

F. M. Nous n’avons aucune structure RH à ce jour. Ce sont les chefs de département et les chefs d’équipe qui embauchent en direct les personnes dont ils ont besoin. Mais avec 20 recrutements réalisés chaque mois et 5 000 CV reçus, nous avons dû nous outiller un minimum ! Nous fonctionnons avec la plateforme d’aide au recrutement Smartrecruiters. Elle permet à chacun de diffuser facilement ses offres et de recevoir les candidatures. Après chaque entretien, un commentaire est laissé par la personne qui a vu le candidat… C’est loin d’être inutile, quand on sait que chaque recrutement nécessite entre quatre et dix entretiens.

 

Et lorsque vous ouvrez un nouveau pays ?

F. M. C’est compliqué de créer une équipe sur place en ­partant de zéro. Quand cela est possible, nous faisons des «acqui-hires», des acquisitions destinées avant tout à recruter une équipe. Pour nous, cela consiste à racheter un petit site de covoiturage local dont l’équipe se bat comme nous l’avons fait dans les premières années. On va les voir, on leur propose notre produit, notre méthode de croissance, notre SAV… et on essaie de les convaincre de nous rejoindre. En échange, on gagne des gens ultramotivés qui connaissent parfaitement le marché local. Si cela n’est pas possible, nous envoyons quelqu’un de chez nous sur place – avec 29 nationalités différentes dans nos équipes, cela peut se trouver. Si nous n’avons personne en interne, alors nous prenons la «hard way» : nous recrutons directement dans le pays. C’est ce qu’on a fait pour la Turquie ou l’Inde, notamment.

 

Quelle est votre stratégie de communication ?

F. M.  Quand nous arrivons dans un nouveau pays, nous reproduisons en partie ce que nous avons fait en France à nos débuts, mais en plus efficace et rapide. Nous plaçons tout d’abord beaucoup d’attention sur les relations médias ; un article de presse constitue en effet un très bon relais pour bien expliquer le concept du covoiturage. En parallèle, nous recourons à la publicité en ligne pour faire écho aux articles de presse. Nos principaux canaux sont alors Facebook et Google, avec lesquels nous avons noué des partenariats globaux.

 

Vous faites également de la publicité par voie d’affichage…

F. M.  Nous faisons principalement de l’affichage et très peu, voire pas du tout de print. C’est un moyen de se positionner et de construire une crédibilité additionnelle auprès de nos ­membres, de nos partenaires locaux et des médias.

 

Vous avez emmené vos équipes dans la Silicon Valley en décembre 2014. Pourquoi ce voyage ?

F. M.  La Silicon Valley a plusieurs années d’avance sur nous. Je voulais y emmener mes équipes produit afin de voir comment on construisait une offre de standard véritablement mondial. Grâce à nos investisseurs très bien implantés sur place, nous avons rencontré une dizaine de start-up, dont Airbnb, Linked In, Dropbox… Nous en avons ramené l’idée d’un nouveau département, «Uservoice», chargé de faire le lien entre le département relations clients et le département produit. Son rôle : synthétiser tous les retours qui viennent du service client et les formuler sous forme de spécifications produit. Dans des métiers comme les nôtres, où le changement est permanent, il faut toujours être en éveil !

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