High Tech
La réalité virtuelle a le potentiel de changer la manière dont nous jouons, communiquons et apprenons. Fabricants de casques et créatifs se mobilisent pour nous offrir de nouvelles expériences immersives. Auront-elles le même impact que le mobile ?

Les épais et lourds catalogues touristiques sont ­restés au placard. A Paris et à Milan, c’est en pensée que British Airways a choisi de transporter ses clients munis de casques de réalité virtuelle sur les yeux. Destination les États-Unis pour une séance de rodéo au Texas. «La possibilité de ­visiter un pays ou un lieu avant de réserver un voyage peut être le commencement d’une nouvelle ère pour les voyageurs, ­commente Luke Goggin, directeur général Europe et Afrique du Nord chez British Airways. Aujourd’hui, les touristes se rendent sur Trip Advisor pour avoir un aperçu d’un hôtel. La ­prochaine étape, c’est le voyage virtuel. Et cela va tout changer.» La réalité virtuelle, le Graal des geeks, des joueurs et des développeurs commence, lentement mais sûrement, à s’installer dans la vie des marques et des consommateurs.

Un marché jusqu'ici réservé aux professionnels

Tout a commencé avec le rachat en fanfare par Facebook en 2014 de la petite start-up californienne Oculus pour deux milliards de dollars. Son produit vedette, l’Oculus Rift, ­propose une plongée dans un autre monde, une vraie coupure avec l’extérieur. Sa commercialisation est annoncée pour début 2016 à un tarif de 1 500 dollars (casque et PC), alors que de nombreux acteurs se sont positionnés sur ce marché prometteur: Sony, dont le casque Morpheus est lui aussi prévu pour 2016 ; la société américaine de jeux ­vidéo Valve qui conçoit le sien en partenariat avec le fabricant de smartphones HTC ; ou Google, qui propose pour quatre dollars le Cardboard, un casque ultrabasique en ­carton à plier soi-même et une plateforme, Jump, pour créer et partager du contenu 3D filmé à 360 degrés avec des ­Go Pro. De quoi faire décoller un marché réservé jusqu’ici aux professionnels. Les grands industriels utilisent en effet la réalité virtuelle depuis une quinzaine ­d’années. En première ligne : le secteur automobile ou la construction navale.

Pompiers, chirurgiens, apprentis conducteurs…

Renault ou PSA conçoivent ainsi leurs nouveaux véhicules dans des Cave (Cave Automatic Virtual Environment), ces pièces dont les murs, recouverts d’écrans, permettent une immersion virtuelle totale, avec une commande pour toucher les objets. «Nous pouvons ainsi les ­visualiser, interagir en manipulant une portière ou encore vérifier si la boîte à gants est à portée de main», ­explique Alexandre Bouchet, responsable scientifique de Clarte, plateforme de conseil dans le domaine de la réalité virtuelle. Ces dispositifs, qui ont longtemps coûté jusqu’à plusieurs millions d’euros, permettent de détecter ­d’éventuels défauts de conception. Et de réaliser d’importantes économies. Autre domaine majeur d’application : la formation. «Tous les secteurs qui ont des gestes à répéter s’y intéressent», souligne Sébastien Kuntz, président de ­MiddleVR, une société créatrice ­d’applications et d’outils pour développeurs de réalité virtuelle. Saint-Gobain a par exemple lancé un simulateur pour maîtriser la pose d’enduit à l’aide d’une lance, un geste compliqué que la réalité virtuelle ­permet de répéter à ­l’envi, sans gaspillage de matériau. «Avec elle, il est possible de ­contrôler le scénario, de varier en temps réel la difficulté d’un exercice ou de tester une ­situation dangereuse», ­précise Sébastien Kuntz. A terme, les policiers, les pompiers, les chirurgiens, les architectes et les apprentis conducteurs pourront eux aussi l’utiliser.

La créativité est sans limites

Et le grand public ? Avec ses prix plus accessibles et une amélioration constante de la qualité de l’image, la réalité ­virtuelle entend gagner sa place dans les foyers. L’industrie du jeu vidéo, première intéressée, développe d’ores et déjà des contenus. Le secteur du divertissement cherche à lui emboîter le pas. Oculus a ainsi ouvert son propre studio de cinéma, tandis que l’industrie hollywoodienne est sur les rangs, poussée entre autres par la start-up Jaunt, dans laquelle Google a investi plusieurs millions de dollars. Avec sa technologie de capture vidéo à 360 degrés, la voilà qui cherche à convaincre les studios de cinéma et les chaînes de télévision de produire des films et séries compatibles avec la réalité virtuelle. Objectif : proposer un catalogue de contenus suffisamment étoffé à l’arrivée des premiers casques grand public. Pour l’heure, les expérimentations se multiplient : visites dans le passé de monuments historiques, voyages futuristes dans des lieux disparus, échappées vers d’autres planètes ou à l’intérieur du corps humain… Tout est à inventer. Et la créativité est sans limites. Pour preuve, dans la catégorie documentaire, The Enemy, coproduit par France Télévisions Nouvelles écritures, ­propose une toute nouvelle approche du reportage de guerre. Conçue par le journaliste français Karim Ben Khelifa, cette expérience immersive, en cours de production, invite les porteurs de casque Oculus à rencontrer deux combattants rivaux d’un même conflit. à commencer par un Israélien et un Palestinien. Ils regardent le spectateur, le suivent du regard et se racontent. L’idée : retrouver l’humain derrière le guerrier. Saisissant.

«La prochaine révolution sera sociale»

Attirés par sa puissance d’immersion et son impact, les marques développent, de leur côté, leurs applications. Les secteurs les plus intéressés ? « L’automobile, le luxe ou ­encore l’habillement, affirme Julien Terraz, chargé des ­nouvelles technologies au sein de l’agence de marketing ­interactif Digitas. La réalité virtuelle peut offrir des expériences riches et oniriques dans l’univers de la marque ou dans des lieux insolites, inaccessibles. » La chaîne de vêtements ­britannique Topshop a ­ainsi téléporté ses clientes au premier rang d’un défilé de mode. En magasin, les modèles ou les ­options non disponibles peuvent être présentés. Audi teste ainsi au ­Brésil un dispositif pilote ­permettant de consulter ­l’ensemble de la gamme de ses véhicules. À la clé : un gain de place ­majeur pour les concessions en centre-ville. Tarkett, fabriquant de revêtements de sol, ­propose quant à lui des lunettes intelligentes à ses clients pour leur permettre de voir le sol choisi en situation dans une pièce. «C’est une sorte de cabine d’essayage portative qui donne vie au ­produit et accélère le processus de décision du consommateur», ­résume avec satisfaction Chris Legal, ­directeur ­marketing France du groupe. La prochaine ­révolution ? «Elle est d’ordre social, explique Alexandre ­Bouchet. Ce n’est pas un hasard si ­Facebook a racheté ­Oculus.»

Une inconnue de taille : l'intérêt du grand public

La firme de Mark Zuckerberg affiche de grandes ­ambitions. Muni d’un casque, il serait possible d’assister à des cours virtuels, de consulter un médecin à distance, de se retrouver en famille ou entre amis à l’autre bout du monde. Un ­Facebook immersif en somme, associé à la possibilité d’acheter en ligne des produits testés virtuellement, qui doit cependant emporter l’adhésion du public. Le réseau social cherchera-t-il à placer des publicités dans ces mondes virtuels ? Sous quel format ? La question est ­posée. «L’usage grand public est moins évident. On s’emballe un peu, ce qui peut être une source possible de désillusions», analyse Alexandre Bouchet. Attention, en effet, au rejet du matériel. «Le grand public acceptera-t-il les limites des premières versions des casques ?», s’interroge Sébastien Kuntz. Le risque principal concerne le mal des transports (cybersickness), issu du conflit entre la perception d’un mouvement dans le monde virtuel et le corps qui, lui, ne bouge pas, et dont souffrent ­certains utilisateurs. Si Oculus, conscient du problème, ­a amélioré ce point avec la deuxième version de son casque, ­Sébastien Kuntz critique «ces acteurs qui veulent participer à la vague mais risquent d’aller trop vite en sciant la branche sur laquelle ils sont assis».

Une offre de contenus encore insuffisante

Parmi les autres freins à la démocratisation de la réalité virtuelle se trouvent une offre de contenus insuffisante, alors que la percée des casques a pris le secteur par surprise. Ou l’interaction avec le corps de l’utilisateur encore impossible avec le casque seul, tandis que manipuler virtuellement des objets demande l’ajout d’une manette. « Pour l’instant, on est ­assis et on peut bouger la tête, résume Sébastien Kuntz. On ­attend de se voir, se déplacer et interagir avec la main dans le monde virtuel. » Enfin, le marché est échaudé par l’échec des Google Glass, dont le géant californien a annoncé cet hiver la fin du programme test. Ou par les promesses de la 3D au cinéma qui n’a jamais vraiment trouvé son public ­au-delà de quelques superproductions. Ainsi, si tout le monde s’active, il reste encore une inconnue de taille : l’intérêt du grand public. L’adoption sera, a priori, bien plus lente que celle des smartphones ou des tablettes. Selon le cabinet d’études Gartner, 25 millions d’appareils devraient trouver preneur d’ici à 2018.

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