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Figure du web français, Jean-Michel Billaut a été amputé d'une jambe suite à un problème vasculaire aigu non résolu à temps. Devenu un spécialiste de la santé connectée, il revient sur les enjeux de ce marché à fort potentiel appelé à changer nos vies.

On parle beaucoup de l’e-santé. Une révolution à venir?

Jean-Michel Billaut. L’e-santé est un concept récent qui regroupe toutes les technologies de rupture qui vont nous permettre de passer d’une médecine curative et centrée autour de l’hôpital, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, à ce que j’appelle la médecine des «4p»: prédictive, personnalisée, participative et préemptive. Elle est rendue possible par quatre grandes révolutions technologiques.

 

Le séquençage du génome en fait-il partie?

J.-M. B. Oui, aujourd’hui, il se fait en seulement quelques heures pour quelques centaines d’euros alors qu’en 2003, le premier séquençage, qui a pris 13 ans, a coûté un peu plus de 3 milliards de dollars! Chacun va donc pouvoir connaître à terme ses prédispositions pour certaines maladies et surveiller l’évolution de ses chromosomes. Nos cellules se ­divisent toutes les six semaines en moyenne et font, pendant ce ­processus, des millions d’erreurs. La plupart sont sans gravité, mais certaines sont catastrophiques pour la santé. ­Ainsi, lorsque Angelina Jolie s’est aperçue que le gène BRCA1 de son chromosome 4 avait muté, elle n’a pas hésité à faire une mastectomie, car cela signifiait un risque élevé de cancer du sein. Tout un marché est en train d’éclore. La start-up 23 and Me, qui compte Google parmi ses investisseurs, a par exemple vendu ses kits de séquençages d’ADN à 1 million de clients depuis 2006.

 

Vous évoquez aussi le déploiement des objets connectés…

J.-M. B. Une foule d’objets, des vêtements, des montres ou encore des nanorobots à avaler, vont nous permettre de surveiller l’influence de l’environnement et de nos faits et gestes sur notre santé : pollution de l’air, sport, niveau de stress, ­posture du corps… Tout cela est lié à une autre révolution, celle de l’intelligence artificielle. Les diagnostics pourront être posés en croisant très vite les données du big data. Et de manière plus fiable que n’importe quelle armée de ­médecins. Par exemple, le superordinateur Watson d’IBM est déjà considéré comme le meilleur cancérologue au monde. ­Enfin, les spectromètres de poche, que l’on trouvera bientôt partout pour 300 dollars, vont permettre d’analyser en temps réel ce que vous vous apprêtez à manger.

 

De quoi allonger la durée de vie?

J.-M. B. Pour Laurent Alexandre, le cofondateur de Doctissimo, nos enfants auront une espérance de vie d’au moins 500 ans car nous saurons demain prévenir les maladies avant qu’elles ne surviennent et réparer les personnes handicapées avec des rétines artificielles ou des prothèses bioniques connectées au cerveau. Aux États-Unis, le mouvement transhumaniste considère même que l’humain va devenir une sorte de Lego dont on pourra remplacer les membres et les ­organes déficients à l’aide d’imprimantes 3D biologiques qui apparaissent sur le marché. La bonne nouvelle, c’est que les premières applications concrètes de ­l’e-santé entreront dans notre quotidien d’ici à 18 mois.

 

Quelle est la taille de ce marché et son potentiel?

J.-M. B. Ce marché sera bien plus important que l’e-commerce, car il concerne tout le monde. Depuis sa naissance, en 2011, les capital-risqueurs américains y ont déjà investi 10 milliards de dollars, dont 4 milliards pour la seule année 2014. Les États-Unis sont les grands leaders, avec 5 000 start-up d’e-santé et une vingtaine d’incubateurs spécialisés dont Rock Health, à San Francisco. ­Surtout, les géants technologiques s’y intéressent de très près. Google a ainsi constitué une galaxie de start-up qui couvrent le big data, le séquençage du génome ou encore les cellules souches. IBM, Intel, Facebook ou encore Apple, avec sa montre connectée et sa plateforme de santé personnelle Health Kit, sont aussi sur les rangs. En revanche, les laboratoires pharmaceutiques n’ont pas pris conscience du phénomène. Ils pourraient bien se faire «uberiser» par ces nouveaux acteurs, puisqu’ils appartiennent à l’ancienne médecine, la curative.

 

Les pouvoirs publics sont-ils sur les rangs?

J.-M. B. Dans certains pays, ils sont très volontaristes. Par exemple, Barack Obama a annoncé, lors de son discours sur l’état de l’Union, en janvier 2015, le lancement d’une «initiative pour une médecine de précision». Elle vise à mieux comprendre les causes des maladies pour développer des traitements individualisés et, à terme, éradiquer le cancer. L’État fédéral y consacre 215 millions de dollars et 1 million de volontaires a accepté de partager des données sur leur génome et leur environnement. Au Royaume-Uni, David Cameron a lancé en août 2014 le plan Genomics England, afin de séquencer d’ici à 2017 le génome de 100 000 citoyens, pour 500 millions d’euros, et développer des traitements sur mesure plus efficaces. Mais dans ce ­domaine, c’est la Chine qui a une longueur d’avance. Ses scientifiques, en particulier le laboratoire Beijing Genomics Institute, séquencent tout ce qui leur passe sous la main, des plantes aux surdoués !

 

Quid de la France?

J.-M. B. On ne voit rien de tel venir. Et pour cause : on en est toujours à essayer péniblement de mettre en place un dossier médical personnel (DMP) ! Nos élites n’ont pas l’esprit suffisamment tourné vers le numérique et ont trop d’aversion pour le risque. Côté privé, une dizaine de start-up seulement se sont lancées sur ce marché. Enfin, la législation n’est pas favorable au développement de la santé connectée. Par exemple, il est interdit de séquencer soi-même son ADN, seul votre médecin peut en décider. Mais des services américains hébergés dans le cloud se proposent déjà, pour une poignée de dollars chaque mois, de gérer votre e-santé en analysant toutes les données ­issues de votre génome et de vos objets connectés. Du coup, peu importe les législations françaises et européennes, ce modèle à la Netflix les contournera aisément.

 

Qu’en est-il des médecins?

J.-M. B. Malgré les initiatives de quelques jeunes toubibs, la plupart des médecins restent très conservateurs sur ces questions, à l’image des politiques et des hauts fonctionnaires.

 

Vous plaidez pour une numérisation des hôpitaux français. Où en sont-ils aujourd’hui?

J.-M. B. Il y a probablement des initiatives locales, mais chacun fait les choses de son côté, sans mise en commun et sans synthèse. La santé en France fonctionne par silos : agences régionales de santé, Conseil de l’Ordre des médecins, des pharmaciens, etc. Chacun se regarde avec ­méfiance et défend son pré carré. La médecine curative, et donc l’hôpital, ne va pas disparaître. Nous aurons sans doute toujours besoin de réparer un os cassé ou d’opérer une appendicite. Mais elle va se réduire au fur et à mesure de l’arrivée du prédictif. Selon le capital-risqueur Vinod Khosla, très influent dans la Silicon Valley, nous n’aurons plus besoin, dans dix ans, que de 20 % des médecins actuels !

 

Quels bénéfices attendre au final de ces avancées?

J.-M. B. Il m’a été rapporté qu’on dénombre en France 600 000 à 700 000 erreurs médicales chaque année, qui sont à l’origine de 30 000 décès. Les médecins ne sont pas infaillibles, ce ne sont que des hommes après tout. Des technologies matures pourraient être mises en place facilement pour leur apporter une aide et optimiser le système. Par exemple, la visiophonie, qui permet d’ajouter la vidéo aux communications téléphoniques, permettrait une meilleure interaction entre le Samu, les médecins et les patients. Elle réduirait le nombre d’entrées aux urgences surchargées et éviterait aux ruraux dans les déserts médicaux de parcourir des kilomètres pour voir un médecin ou un spécialiste. Cela ­impliquerait de mettre le paquet sur la fibre optique. On pourrait aussi mettre dans le cloud tous les hôpitaux de France et connecter les 2 000 à 3 000 blocs opératoires avec des beacons. ­Ainsi, le Samu et les pompiers pourraient ­orienter beaucoup plus rapidement les patients vers les blocs et les chirurgiens les plus proches d’eux, selon leur disponibilité et leur spécialité. Dans les cas d’urgence médicale ­absolue, chaque ­minute compte. J’en sais quelque chose.

 

Les citoyens sont-ils prêts à accepter d’être surveillés et analysés à la loupe?

J.-M. B. Ces questions suscitent aujourd’hui des réactions passionnées, et nombreux sont ceux qui s’y opposent ­fermement, notamment en brandissant l’argument du principe de précaution. Mais c’est parce qu’ils n’en voient pas encore les bénéfices. Si demain l’e-santé allonge considérablement leur espérance de vie, nul doute que nos enfants la percevront bien différemment. Ils seront d’autant plus ­enclins à partager leurs données personnelles si elles leur appartiennent et s’ils sont rétribués pour cela. Ils pourraient ainsi en tirer des revenus très importants. Par exemple, la start-up 23andMe a vendu pour 60 millions de dollars 3 000 séquençages génétiques de patients atteints de la ­maladie de ­Parkinson et de leurs proches directs à l’un des leaders des biotechnologies Genentech. Ce dernier espère ainsi mieux comprendre et soigner cette maladie. Mais c’est loin d’être fait puisqu’aujourd’hui, dans la plupart des États américains, les données de santé sont la propriété des ­médecins et des acteurs privés. Le sujet pose quoi qu’il en soit de nombreux problèmes éthiques et moraux sur la protection de la vie privée ou l’allongement de la vie. Quelle est votre position ?J.-M. B. Ma position est simple : la santé des patients et leur guérison passent avant les problèmes éthiques et moraux. De nombreux experts considèrent que pour éradiquer le cancer, il faudra que des millions de gens mettent dans le cloud leurs données de santé. C’est ainsi que le big data et l’intelligence artificielle trouveront les solutions.

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