Conseiller en innovation, Navi Radjou défend une approche en lien avec les attentes des consommateurs et les nouveaux enjeux économiques et environnementaux: la frugalité. Ou comment faire mieux avec moins. Ingénieux.

Renault a lancé en mai la Kwid en Inde, une voiture à bas coût. En quoi est-elle, selon vous, l’exemple même d’une innovation frugale ?

Navi Radjou. Le Kwid est le premier véhicule Renault à avoir été entièrement pensé et conçu en Inde. Son prix (de 4 200 à 5 600 euros) est adapté au pouvoir d’achat des marchés émergents. La majorité de ses pièces proviennent par ailleurs de fournisseurs locaux. Et certaines sont ­issues de matériaux recyclés. C’est une voiture robuste adaptée aux consommateurs et aux infrastructures du pays, un produit simple, donc moins coûteux à produire, qui consomme aussi moins d’essence mais qui reste de qualité, car l’image de Renault est en jeu. C’est cela l’innovation frugale, faire mieux et moins cher en tenant compte de l’environnement.

 

A vous lire, on découvre que c’est Carlos Ghosn, le président du groupe, qui a inventé le terme d’ingénierie frugale…

N. R. Oui. C’était en 2006, lors d’un voyage en Inde. Il s’est rendu compte que les ingénieurs de ce pays étaient ­capables de faire mieux que les ingénieurs français et ­japonais, c’est-à-dire d’innover plus vite, à moindre coût, avec des ressources très réduites et un sens de la débrouillardise courant dans les marchés émergents. On l’appelle ­d’ailleurs «jugaad» , l’équivalent du système D français. Mais la volonté de Renault de se positionner comme pionnier de l’innovation frugale remonte aux années 2000 avec le développement de véhicules d’entrée de gamme dans les pays de l’Est – la Logan puis la Dacia – qui sont depuis devenus les «vaches à lait» du constructeur.

 

La conception d’un tel véhicule n’aurait pu être réalisée en France. Pour quelles raisons ? 

N. R. Chez Renault, les ingénieurs français sont très qualifiés et expérimentés mais ils ont un bagage professionnel, des habitudes et des procédures maison bien ancrées. En face, les ingénieurs indiens ont en moyenne moins de 30 ans ; ils travaillent sur leur premier projet. Aucun a priori ne freine leur imagination. Et faire plus avec moins est dans leur culture.

 

Les grands groupes semblent nombreux à venir prendre des leçons d’innovation en Inde…

N. R. Oui. Air Liquide, Danone ou Pepsico testent et développent de nouvelles approches dans ce pays où il est impossible de produire en masse comme en Chine. L’économie de l’Inde est en effet très fragmentée du fait de sa grande diversité socioculturelle et politique. Les entreprises sont obligées de s’adapter. General Electric vient ainsi de lancer une première mondiale : une micro-usine flexible, modulaire, pouvant fabriquer plusieurs produits. Une piste d’avenir quand on sait que le modèle industriel classique, pyramidal, avec ses usines centralisées, ses gros distributeurs et ses consommateurs prenant leur voiture pour faire leurs courses est particulièrement ­coûteux et énergivore. 

 

Dans ce numéro, nous consacrons un article à l’initiative de Schneider Electric en Inde avec la lampe Bipbop. Un autre produit frugal ?

N. R. Oui. Comme Renault, Schneider Electric a conçu ce produit en Inde mais il a dû aussi concevoir son circuit de distribution, de commercialisation et de maintenance. Dans les pays émergents, si vous cherchez à vendre une voiture, il faut d’abord construire l’autoroute. Ce ne sont pas des marchés à conquérir en guerrier mais des écosystèmes que l’on doit coconstruire avec humilité et ­patience avec des partenaires locaux. 

 

En quoi la frugalité peut-elle concerner les pays occidentaux ?

N. R. Aux Etats-Unis, comme en Europe, la classe moyenne s’appauvrit. Les consommateurs recherchent donc plus de valeur pour moins d’argent. Une Kwid pourrait très bien trouver preneur. En Europe, le consommateur est aussi en quête de valeurs. Deux tiers des futurs employés souhaitent intégrer des entreprises responsables sur le plan social et environnemental. Et la moitié des consommateurs plébiscitent les marques ­responsables. Or la frugalité, c’est faire mieux avec moins en misant sur le développement durable, la qualité et un prix accessible. C’est fabriquer des produits simples qui répondent à de vrais besoins. 

 

La simplicité semble essentielle à la frugalité…

N. R. Les centres de recherche et développement des grands groupes, enfermés dans des tours d’ivoire, ­imposent aux consommateurs des innovations de plus en plus complexes et coûteuses qui sont guidées par la technologie plus que par les besoins réels des usagers. Regardez une télécommande, il y a des tas de boutons alors que majoritairement, deux ou trois sont utilisés. En réalité, les équipes R & D se font plaisir. S’il y a dix ingénieurs dans une équipe, cela donnera dix fonctionnalités. Les entreprises devraient plutôt distinguer l’essentiel du superflu, se concentrer sur ce qui est indispensable. D’autant que plus un produit est complexe, plus il est cher à construire, à vendre et à maintenir. Ce système s’avère trop onéreux, trop gourmand en ressources, trop déconnecté des clients et finalement inefficace.

 

Vous donnez, à ce sujet, un chiffre éloquent : 85 % des biens de consommation non durables lancés sur le marché échouent en moins d’un an…

N. R. En 2014, les 1000 entreprises les plus dépensières en recherche et développement ont battu leur record, avec 647 milliards de dollars investis. Or soit les nouveaux produits lancés échouent, soit ils ne se vendent pas assez pour rembourser le capital investi. Du coup, les retours sur investissement sont en train de chuter. L’argent n’achète pas l’innovation. Il faut changer les pratiques.

 

C’est vrai pour tous les secteurs ?

N. R. Certains sont plus touchés que d’autres. Prenez le secteur de l’industrie pharmaceutique qui investit énormément en R & D. Beaucoup de brevets vont expirer à partir de 2015 et aucune molécule prometteuse n’est dans les tuyaux. Ses acteurs cherchent donc à s’ouvrir sur le monde extérieur. Pfizer vient d’installer son centre de ­recherches à San Francisco à côté des universités et des hôpitaux pour se rapprocher de la recherche et des utilisateurs finaux. Novartis s’est installé à Boston, près du MIT. Vous les voyez partout, pas dans un seul grand immeuble, mais dans des petits bureaux chargés de nouer des partenariats avec des start-up biotech ou le MIT. 

 

L’innovation ouverte est un procédé courant aujourd’hui dans les grands groupes. Est-ce suffisant pour innover ?

N. R. Non car les entreprises qui la pratiquent le font essentiellement pour devenir plus efficaces, faire mieux que ce qu’elles font déjà. Par facilité, elles se tournent vers des gens qui leur ressemblent, qui confortent leur vision du monde sans la remettre en cause. Or les recherches montrent que la meilleure innovation aboutit quand il y a friction. Intégrer et s’ouvrir à de multiples points de vue est essentiel pour générer une vraie innovation de rupture. Plus il y a de débats et de conflits, mieux c’est. 

 

Vous revenez également sur un des travers des entreprises : ne pas suffisamment s’intéresser à leurs clients…

N. R. Aujourd’hui, l’entreprise a perdu le contact avec ses clients. Un fossé s’est creusé. Le fondateur de L’Oréal, Eugène Schueller, passait son temps dans les salons de coiffure, sur le terrain, pour observer les utilisateurs de ses produits. ­Or quel ­patron connaît aujourd’hui ses clients de manière «instinctive» ? Dans l’entreprise, cette connaissance est sous-traitée à des instituts d’études de marché alors qu’elle est fondamentale. Certains toutefois misent sur des approches ethnographiques. Les équipes de Leroy Merlin s’invitent ainsi dans les maisons des clients pour mieux analyser leurs comportements. La R & D chez l’habitant doit également s’accompagner d’une réflexion plus prospective. Plus on anticipe les besoins, plus on limite les coûts. C’est cela aussi la frugalité.

 

Vous consacrez tout un chapitre de votre livre à l’impératif de l’hypercollaboration. Une révolution d’avenir ?

N. R. Tout ce qui a cours dans l’économie collaborative – que ce soit le covoiturage ou d’autres formes de partage – va avoir des répercussions d’ici à cinq ans dans les sphères professionnelles du business to business. Les entreprises vont finir par partager leurs actifs, leurs ressources, leurs déchets industriels, leurs clients, leurs employés et même la propriété intellectuelle. 

 

Vous avez des exemples ?

N. R. Ford a ouvert la boîte noire de ses voitures à des développeurs de logiciels en reconnaissant qu’ils n’avaient pas en interne les compétences techniques pour concurrencer Google et ses projets de voiture autonome. Unilever vient de proposer à ses concurrents d’adopter l’une de ses inventions : une technologie de déodorant comprimé qui permet de réduire de manière significative l’empreinte carbone du produit. Le groupe compte ainsi doubler son chiffre d’affaires tout en réduisant son empreinte carbone de 50 % d’ici à 2020. Tout seul, il ne pouvait le faire. La SNCF vient de son côté de lancer une offre mobilité ­ciblant non plus le voyageur prenant le train mais un client voulant se rendre d’un point A à un point B. Elle va ainsi partager ses clients avec d’autres entreprises pour proposer une offre globale. Aujourd’hui, ce n’est plus la connaissance qui procure le pouvoir, c’est le partage de la connaissance. Les entreprises doivent construire des écosystèmes horizontaux associant leurs marques à celles d’autres acteurs pour offrir aux clients la richesse de choix et les expériences personnalisées qu’ils attendent. 

 

Ce qui fait écho à la stratégie d’Elon Musk, le fondateur des voitures électriques Tesla…

N. R. En juin 2014, il a choqué les marchés en annonçant qu’il donnait sa technologie principale en libre accès à toutes les ­entreprises du secteur, y compris ses concurrents. Mais c’est la seule manière d’étendre plus rapidement le marché mondial des voitures électriques, qui ne représente aujourd’hui que 1 % des ventes de voitures aux Etats-Unis. Son objectif est de résoudre au plus vite la crise carbone avec une nouvelle approche économique : non pas augmenter sa part d’un gâteau qui serait limité mais le gâteau lui-même. 

 

Qualité, prix bas, développement durable : des trois ­principes de l’innovation frugale, le dernier reste encore un casse-tête pour les entreprises. Comment changer les ­comportements et donner envie d’agir pour la planète ?

N. R. Il existe aujourd’hui toute une panoplie de techniques pour induire des changements de comportement. En interne, pour inspirer et donner envie à tous les salariés d’évoluer, les décideurs doivent placer la barre très haut en fixant des OSA, des «objectifs sacrément audacieux», faute de quoi l’initiative risque de finir en série de petites améliorations insignifiantes. C’est l’exemple de Tarkett, un leader mondial de revêtements de sols, qui compte devenir une «entreprise circulaire» d’ici à 2020 en ne concevant que des produits zéro déchet. Pour changer les comportements du consommateur, je crois beaucoup à la pression des autres, des parents, des amis, des voisins, surtout à l’heure des réseaux sociaux. Cette pression peut aussi faire venir des actionnaires. Connaissez-vous Fédéractive ? C’est le premier actionnaire de Seb, un groupe dont les membres sont issus de la famille fondatrice. Et ils encouragent la responsabilité sociale et environnementale. Enfin, la pression vient des consommateurs qui sont prêts à dépenser plus pour des produits écoresponsables. 

 

L’innovation frugale est-elle amenée à se développer ?

N. R. La Commission européenne s’y intéresse beaucoup. Tout comme la Finlande qui connaît, à l’heure actuelle, de grosses difficultés financières. Aux Etats-Unis, cela commence à décoller du fait notamment de la sécheresse qui s’abat sur la Californie et des problèmes d’eau qui en découlent. Il fallait une urgence et elle est au rendez-vous. L’innovation frugale est aussi envisagée pour sauver le système de santé américain dont 20% des dépenses sont liés au gaspillage, des ­traitements superflus au manque de coordination des soins. Enfin, la première chaire de l’innovation frugale va être lancée par AgroParisTech. J’en suis très heureux car l’alimentation, très gourmande en eau, est un sujet épineux et essentiel pour l’avenir de l’homme. Vous pouvez facilement survivre sans votre Iphone, mais sans eau vous allez mourir en trois jours !

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