Interview

En 2015, la publicité et l’entreprise continuent de vendre du bonheur. Qu’en pense le philosophe? André Comte-Sponville répond à Stratégies.

 

Pensez-vous qu’il existe une injonction actuelle au bonheur?

André Comte-Sponville. Une injonction, ce serait sans doute trop dire. Personne ne vous ordonne d’être heureux, ni ne vous sanctionne si vous ne l’êtes pas! Comment serait-ce possible, d’ailleurs, puisque le bonheur ne se commande pas? Sinon, nous serions tous heureux… Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’il y a une espèce de pression sociale ou médiatique, qui tend à faire du bonheur la norme suprême. J’y vois un contresens. Intellectuellement, la vérité importe davantage. Moralement, la justice ou la générosité sont des valeurs plus hautes. Mieux vaut un honnête homme malheureux qu’un salaud heureux. Enfin, affectivement, l’amour est plus décisif. Mieux vaut souffrir par amour que se réjouir –à supposer que ce soit possible– en n’aimant rien ni personne! Bref, le bonheur est un but légitime, mais il n’est ni un devoir ni la norme suprême.



Les philosophes se disputent sur la notion de bonheur, ses ingrédients nécessaires (plaisir, joie, sérénité…). Comment le définir aujourd’hui?

A. C-S. Kant disait que le bonheur est «un idéal, non de la raison, mais de l’imagination». Tout le monde en rêve, personne ne sait exactement comment l’atteindre. L’expérience même que nous en avons est toujours incertaine et discutable. Lequel d’entre nous peut prétendre avoir été pleinement heureux pendant six mois, ou même pendant six jours? «Il y a toujours quelque pointe qui va de travers», comme disait Montaigne, toujours quelque angoisse ou insatisfaction. Pour ma part, j’ai pris l’habitude de procéder autrement: de partir non pas de l’idée de bonheur, mais de celle qui lui est opposée, l’idée, ou plutôt l’expérience du malheur. Car le malheur, lui, n’est ni un rêve ni un idéal. C’est une expérience vécue. Qu’est-ce que le malheur? Tout espace de temps où la joie semble immédiatement impossible. Vous vous réveillez le matin: la joie n’est pas là, et vous savez de source sûre qu’elle ne viendra pas de la journée, ni les jours qui suivent (parce que vous venez de perdre l’être que vous aimiez le plus au monde, parce que votre enfant est très gravement malade, parce que vous souffrez atrocement…). Cela permet de comprendre, par différence, ce qu’est le bonheur : tout espace de temps où la joie paraît immédiatement possible. Pas toujours réelle, bien sûr, mais toujours possible. Vous vous réveillez le matin: la joie est là ou elle n’y est pas (pour moi, le matin, elle y est rarement). Mais vous savez qu’elle peut venir, qu’elle va venir sans doute dans la journée, puis qu’elle repartira, puis reviendra… Le bonheur, c’est le contraire du malheur. Ce n’est pas un absolu, ni une joie constante (arrêtez de rêver!). C’est une joie possible. C’est donc du relatif (on est plus ou moins heureux: la joie est plus ou moins fréquente ou probable), mais qu’est-ce que c’est bon!

 

Certains prétendent que le bonheur n’existe pas…

A. C-S. Quand j’entends ça, je me dis: «En voilà encore un qui n’a jamais été vraiment malheureux!» Parce que ceux qui ont connu le malheur, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, savent, au moins par différence, que le bonheur aussi existe. Le bonheur, c’est quand on n’est pas malheureux. Cela change les perspectives! Plutôt que d’être malheureux de ne pas être heureux, apprenons à être heureux de n’être pas malheureux! Profitons de la joie, lorsqu’elle est là, et de sa simple possibilité, lorsqu’elle n’y est pas!



Dans un contexte anxiogène, à quel bonheur peut-on prétendre?

A. C-S. Tout contexte est anxiogène, puisque la mort et la maladie (la sienne, celle de ses proches) sont toujours possibles. Il est vrai que la crise que nous connaissons ajoute d’autres causes d’anxiété, qui sont sociales et économiques. Raison de plus pour jouir de ce qui est, quand c’est possible, plutôt que de s’inquiéter de ce qui pourrait advenir. Et pour désirer ce qui dépend de nous, donc pour agir, plutôt que désirer ce qui n’en dépend pas, ce qui nous voue à l’espoir et à la crainte. Tous les sages l’ont dit: il s’agit de vivre au présent, plutôt que d’espérer toujours le bonheur pour demain. Et d’agir, plutôt que de rêver!



La publicité vend du bonheur: celui-ci est-il soluble dans le commerce?

A. C-S. Évidemment pas. Rien de ce qu’on peut acheter ne fait le bonheur. Il peut arriver, par contre, que ce qu’on ne peut pas acheter suffise au malheur. Par exemple celui qui ne peut pas s’acheter de nourriture, ou qui n’a pas les moyens de se loger… L’argent ne fait pas le bonheur, mais la misère peut suffire au malheur! C’est pourquoi nous avons besoin d’une économie performante: parce que la seule façon de faire reculer la pauvreté, c’est de créer de la richesse. Mais ne comptons pas sur cette richesse pour suffire au bonheur!



Il y a quelques années, les opérateurs télécoms vendaient l’hyper-connexion comme une source de bonheur, aujourd’hui c’est plutôt la déconnexion. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

A. C-S. Les modes changent… Par exemple, je n’ai pas de téléphone portable. Il y a dix ans, cela passait pour ringard. Aujourd’hui, cela passe plutôt pour enviable et chic. «La chance que vous avez!», me dit-on souvent. Pourtant personne –sauf dans quelques métiers particuliers– n’est obligé d’avoir un téléphone portable, encore moins d’y être accroché en permanence… Cela dit, ne tombons pas d’un extrême dans l’autre. La connexion a aussi ses avantages, ses plaisirs, ses richesses. Internet, par exemple, est un outil merveilleux. Le tout est d’en rester maître, plutôt que d’en devenir esclave.



Discours sur le bien-être au travail, classement des entreprises où il fait bon vivre… pourquoi les entreprises s’emparent de ce sujet?

A. C-S. Parce qu’elles font partie de la société, dont elles partagent les valeurs et les illusions… Mais il y a aussi davantage. L’intérêt d’une entreprise, c’est de fidéliser les meilleurs de ses salariés. Or, dès lors que «tout homme veut être heureux», comme disait Blaise Pascal, les entreprises où il fait bon travailler jouissent d’un avantage concurrentiel énorme par rapport à celles qui ne proposent que du stress et des contraintes. Pour un manager, se soucier du bonheur ou du bien-être professionnel de ses collaborateurs, a fortiori combattre leur malheur ou leur mal-être professionnels, ce n’est pas la cerise sur le gâteau, ni un supplément d’âme, ni de la philanthropie. C’est le cœur de son métier: parce que l’intérêt majeur d’une entreprise, c’est de recruter et de fidéliser les meilleurs salariés. On n’y parviendra pas en augmentant indéfiniment la pression dont ils sont l’objet.



Le bonheur que l’on promeut dans la société active n’est-il pas plutôt un effort de soulagement des tensions? 

A. C-S. Le soulagement des tensions est une condition du bonheur, certes nécessaire mais non suffisante. Par exemple la faim peut suffire au malheur. Mais qui peut croire qu’il suffise de ne pas avoir faim pour être heureux? Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la société est plus efficace pour combattre les tensions que pour apporter la joie. J’en tire une conséquence importante: la politique et l’économie ne sont pas là pour faire le bonheur des gens; elles sont là pour combattre les causes objectives de malheur. Quant au bonheur, pour autant que nous en soyons capables, personne ne peut le faire à notre place.



La quête du bonheur est aussi un business pour certains médias et éditeurs: le bonheur reste donc une valeur sûre…

A. C-S. Mais aussi un piège, tant qu’on en fait un idéal ou un absolu! Je vous le disais en commençant: le bonheur n’est ni un devoir ni la valeur la plus haute. Cessons de le rêver, de l’attendre, et même de l’espérer: c’est un premier pas vers lui. Occupons-nous un peu moins de notre bonheur, un peu plus de ce qui compte vraiment: nos enfants, nos amis, notre conjoint, notre travail, la justice, la vérité, la générosité, l’amour… Le bonheur viendra par surcroît, avec un peu de chance, et nous manquera moins s’il ne vient pas! Belle formule d’Alain: «Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée.» Cessons d’attendre le bonheur pour demain. Et n’attendons pas d’être heureux pour combattre le malheur! Au reste, si le bonheur est le contraire du malheur, comme je le crois, il progresse, au moins un peu, à chaque fois que le malheur recule. C’est la meilleure voie, ou plutôt c’est la seule: sagesse de l’action et de l’amour, plutôt que de l’espérance et de la crainte!

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