Culture
Alors que la pornographie entre à l'université via les «porn studies», la culture porno se banalise de plus en plus. Y compris dans la publicité.

Un orgasme avant le mot «fin». Henry James aurait-il imaginé pareil hommage? Sourcils froncés, la demoiselle au pur visage déchiffre à haute voix Portrait de femme, chef d’œuvre de l’écrivain, paru en 1881. Mais au fil des pages, la lectrice s’interrompt, est prise de gloussements, de soupirs incongrus. Avant d’abandonner la lecture, pantelante, le souffle court. La jeune femme s’appelle Stoya, est l’une des étoiles du cinéma porno, et se prête, dans le projet vidéo Hysterical Literature, à une expérience initiée par le photographe Clayton Cubitt: lire tout en étant reliée… à un vibromasseur. L’artiste explique avoir voulu mêler deux addictions: sexe et littérature. Cette seule vidéo de Stoya a généré 16 millions de pages vues. Stimulant.

Et mon cortex, tu l’aimes mon cortex? L’idée selon laquelle le cerveau serait, in fine, la principale zone érogène, n’a jamais semblée aussi congruente: «Nous sommes au pic de la rencontre entre le monde intellectuel et le monde de ceux qui font la pornographie, via le phénomène des “porn studies”», résume Marie-Anne Paveau, professeur en sciences du langage à l'université de Paris 13 et auteure du Discours pornographique (La Musardine). Le sexe est bel et bien entré à l’université. «Les “porn studies” sont nés à la fin des années 80 dans un contexte particulier: celui du féminisme américain, Linda Williams et Andrea Dworkin en tête», précise l’universitaire. Si le sujet «intéresse aujourd’hui nombre de jeunes chercheurs», note Marie-Anne Paveau, c’est que, comme le relève une autre universitaire, Iris Brey (NYU Paris), «le porno devient un objet discursif qui englobe les questions raciales, féministes et infuse notre société».

Signe extérieur de coolitude

«Triomphe de la culture porn»? Dans la moiteur de l’été, le très stylé GQ n’hésitait pas à sortir un épais dossier éponyme, «parce qu’on assiste à une extension du domaine du porno, bien au-delà de sa consommation privée sur internet», remarque Emmanuel Poncet, rédacteur en chef. «Lorsqu’on est trentenaire, qu’on bosse dans un tertiaire un peu moderne et qu’on n’a aucune culture porno, on passe pour un tendron échappé du Couvent des Oiseaux, quelqu’un d’un peu bizarre», s’amuse Thibaut Ferrali, directeur du planning stratégique chez Herezie.

Chez les politiques aussi, le porno semble avoir supplanté le rap dans les signes extérieurs de coolitude: le très «premier de la classe» Laurent Wauquiez ne déclarait-il pas, en 2013, «aller sur You Porn, comme tout le monde»? Petit coquin.

«Merci qui?»

Boucles blondes chérubiques, Stephen des Aulnois est l’un des hérauts de cette porn culture, «plutôt comprise par les moins de 35 ans, qui n’ont pas besoin de sous-titre lorsque, par exemple, on cite “Merci qui?”, le leitmotiv de Jacquie et Michel [site de vidéos porno français]». Il y a cinq ans, le jeune homme fonde le site Le Tag Parfait, avec, dans la démarche, quelque chose qui ressemble à une quête d’absolu: «l’utopie de la vidéo idéale, qui corresponde précisément à notre envie à un moment donné». Rien de Père-la-pudeur dans la ligne éditoriale: «Ne pas aborder le porno comme un cinéma bis, mais comme un objet d’excitation.»

Le site, qui jouit d’une flatteuse image médiatique, avec des sujets dans l’esprit du journalisme gonzo comme «Ma première finition dans un salon de massage», atteint «200 000 à 300 000 visiteurs uniques» par mois, selon son fondateur. «Je pourrais doubler la fréquentation, mais je refuse d’être esclave de l’audience, explique-t-il. Notre modèle économique ne repose pas sur la publicité.» Et pour cause: «Je me refuse à donner dans les affreuses publicités CPM, du genre “une cougar à 3 km de chez toi”. Et même si nous avons un positionnement mainstream, les annonceurs classiques restent frileux.»

Détournements

Pourtant, la publicité n’a pas hésité à reprendre les codes du porno. Marcel, l’agence de Marc Dorcel, a ainsi détourné You Porn pour son client… Oasis. «Nous avons créé le site URL You Pomm, avec un achat média très 15-25 ans, et nous nous étions préparés à d’éventuelles polémiques», raconte Benjamin Taïeb, directeur associé de l’agence. Pas d’hallali: «Pas plus d’une dizaine de commentaires négatifs sur les réseaux sociaux», se félicite le publicitaire. Ikea aussi a parodié You Porn avec sa campagne digitale Hotmalm tandis que la SNCF joue sur les interdits avec son site 28max.com.

Dérèglement des sens… Doit-on s’attendre à un retour du porno chic, qui outra nombre de rosières à l’orée des années 2000? «Le porno chic était érotique et élitiste plus que pornographique: on ne s’y fait pas prendre sur un capot de bagnole!», nuance la linguiste Marie-Anne Paveau. «Au moment où Love de Gaspar Noé provoque un mini-scandale, le porn ne titille plus autant qu’avant. En tout cas moins que la question du genre», estime André Mazal, directeur du planning stratégique de BETC Luxe.

«Ce qui me gêne, soupire Thibaut Ferrali, c’est qu’on tire le fil du porno comme un outil sans réelle vérité humaine, dans un mouvement de transgression un peu faux et quasi obligatoire.» Finalement, selon Emmanuel Poncet, «on reprend avant tout les codes visuels du porno. Comme dans le dernier clip de Miley Cyrus, “Dooo it!”, interminable gros plan explicite sur un visage.» Le journalisme note surtout «les “food porn”, “shoe porn” et autres “watch porn”, ce rapport aux objets érotisé démultiplié par les nouvelles technologies. Quand l’Iphone transforme en George Lucas chacun d’entre nous, on devient le voyeur de chacune de ses passions.» André Breton le disait si bien: «La pornographie, c’est l’érotisme des autres.»

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