Luxe
Si les liens entre art et luxe sont anciens, jamais ils n'ont été aussi poussés. Retour sur une histoire d’amour aux multiples facettes.

Matthew Day Jackson et Rashid Johnson, vous connaissez ? Ces deux pointures de l'art contemporain étaient à l’honneur, en octobre, au Studio des Acacias. Ce lieu mythique, où se sont succédé les plus grands photographes de mode, appartient depuis 2014 à Mazarine, groupe indépendant de communication spécialisé dans le luxe. L'art et le luxe, c'est une histoire d'amour vieille comme le monde. Dans l'antiquité déjà, ce couple ne formait qu'un seul et même corps avec des artistes et artisans que l'on ne distinguait pas.

«Le luxe s'est toujours nourri de l'art, rappelle Yves Hanania, fondateur de l'agence Lightouse, spécialisée en stratégie et identité de marque. Beaucoup de grandes marques ont construit leur identité à partir de références artistiques.» Ainsi, le logo ovale de Dior surmonté d'un petit nœud s'inspire directement d'un modèle de siège Louis XVI créé par Louis Delanois et le monogramme de Louis Vuitton ressemble à s'y méprendre à un motif d'horloge de Jean-Pierre Latz, réalisé pour le roi de Prusse en 1754…

Nourrir la créativité

Mais si les marques s'inspirent des artistes, c’est parfois l'inverse. René Lalique, par exemple, est celui qui initia et influença le mouvement Art nouveau.

Aujourd'hui encore, l'art permet, selon Paul-Emmanuel Riffers, fondateur de Mazarine de «nourrir et d'éveiller un esprit créatif, au cœur des métiers du luxe». C'est dans cet esprit que ce passionné d'art contemporain a racheté, à quelques encablures des locaux de son agence, le Studio des Acacias. De même qu'Yves Saint Laurent emprunta beaucoup aux œuvres de Van Gogh, Poliakoff, Braque et Mondrian pour créer ses collections, Paul-Emmanuel Riffers espère permettre à ses collaborateurs,clients et prospects «de trouver des idées neuves et inventives, en côtoyant les artistes et leur univers». Si ce patron d'agence atypique se défend d'en faire un moyen de promotion, l'art est, de fait, un élément de différenciation et un levier de marketing et de communication puissant. D'où le terme actuel d'«artketing», néologisme composé d'art et de marketing.

L'art confère aux marques de luxe et à leurs produits tout à la fois de la rareté, une dose d'imaginaire et un supplément d'âme inespéré. «Certaines personnes peuvent ressentir plus d'émotion à faire le tour de la place Vendôme que le tour de certaines expos», souligne Julie El Ghouzzi, directrice du Centre du luxe et de la création.Selon Yves Hanania, cette dimension émotionnelle permet «d'enrichir l'expérience client et de renforcer la stature et désirabilité des marques de luxe, tout en légitimant leur supériorité en termes de prix». Les tarifs des produits de luxe, à l'instar de ceux de l'art, peuvent ainsi s'envoler dans des proportions surréalistes, se légitimant l'un l'autre par leur caractère unique et inaccessible. «Dans le luxe comme dans l'art, plus le prix est élevé, plus il incite… à l'achat, remarque Christophe Rioux, directeur du pôle luxe et création à l'ISC Paris. C'est ce que l'on nomme l'effet Veblen (théorisé par l'économiste et sociologue Thorstein Veblen) ou snob-effect : ce qui est cher doit être acheté car c'est un marqueur social.»

Selon Christel de Lassus, directrice du master 2 Innovation, Design et Luxe de l'Université Paris-Est Marne-la-Vallée, «ces liens très forts à l'art n'ont jamais été autant développés par les maisons de luxe qu'aujourd'hui». Et les lignes de produits créées en collaboration avec des artistes se sont multipliées : des foulards Hermès signés Buren, Sugimoto ou encore Julio Le Parc, des porcelaines Bernardaud estampillées David Lynch, des coffrets Dom Pérignon griffés Jeff Koons…

Logique muséale

Parallèlement, les points de vente s'enrichissent. «Travail sur les lumières, les matières, la modularité des parcours… Les boutiques mettent en scène leur espace et produits dans une logique muséale», observe Julie El Ghouzzi. Plus que des magasins, ces lieux telle la dernière boutique new-yorkaise d'Hermès consacrée au parfum ou celle de Piaget, rue de la Paix, sont des démonstrations de style. «En offrant ces expériences à leurs clients, les boutiques de luxe transforment leurs consommateurs en esthètes», souligne Julie El Ghouzzi. Comme si la prophétie d'Andy Warhol, selon laquelle «les grands magasins deviendront des musées et les musées des grands magasins», se réalisait sous nos yeux ! Il n'est d'ailleurs plus rare de trouver entre deux rayonnages chez Ferragamo, Louis Vuitton et même aux Galeries Lafayette des espaces d'exposition d’œuvres d'art.

Les marques de luxe sont également depuis longtemps de grands mécènes dans le domaine de la culture. La Fondation Cartier pour l'Art contemporain a ouvert le bal dès 1984. Une kyrielle d'autres ont suivi après 2003 et les avantages fiscaux de loi Aillagon sur le mécénat. Notamment Chanel, Boucheron, Hermès, sans oublier Louis Vuitton dont la Fondation d’entreprise s’est offert une œuvre d’art signée de l’architecte Franck Gehry pour exposer de l’art contemporain. «Les marques de luxe sont devenues les Médicis du 21e siècle, s'enthousiasme Yves Hanania. Elles vont laisser pour l'avenir un extraordinaire legs à l'art.»

A côté de ces fondations, un autre mouvement se dessine : «Les marques de luxe exposent et s'exposent, note Christel de Lassus. Elles deviennent curateurs d'art.» Elles s'affichent parfois dans des espaces éphémères, tel Hermès et son exposition itinérante L'Œil du flâneur sur les quais de Seine jusqu'en octobre. Ou privatisent des musées publics de premier plan en mal de financements privés. Ainsi dernièrement, Van Cleef & Arpels s'est exposé aux Arts décoratifs, Yves Saint Laurent au Petit Palais, Bvlgari, Cartier et Miss Dior au Grand Palais, N°5 de Chanel au Palais de Tokyo, etc. Même phénomène à l'étranger comme à Londres où Mademoiselle Privé de Chanel s'affiche dans la prestigieuse Saatchi Gallery. Idem pour Savage Beauty qui retrace la vie d'Alexander McQueen, au Victoria and Albert Museum. A chaque fois des succès populaires, voire des records d'entrées.

De quoi redonner du fond, du durable et du non-commercial à des marques. Et faire rêver avec des valeurs qui leur sont chères : la beauté, l’excellence, la rareté. «Certains produits de luxe ont beaucoup plus qu'une valeur d'usage au vu des projections symboliques, artistiques ou historiques qu'ils recèlent. Ils ont à ce titre vocation à devenir objets d'art, estime Julie El Ghouzzi. Pour Christophe Rioux, cette convergence des industries du luxe vers des logiques culturelles peut toutefois poser problème, notamment dans l'art contemporain. Va-ton vers un nouvel académisme de capitaines d’industrie ? «Ce sont toujours les mêmes artistes qui sont sollicités par des groupes de luxe détenant toutes les composantes du marché de l'art (collections, maisons d'enchère, fondations, lieux d'exposition…). Un marché de l’art devenu bien plus qu’une simple danseuse de président : un business à part entière. «Gare à l'excès de storytelling de l’industrie du luxe qui s'inscrit dans une logique de brand content et d'extension à toujours plus de champs culturels : littérature, danse, street-art. Et de conclure : «Le couple art et luxe est une hybridation complexe : il peut donner lieu au meilleur comme à d'hideux OGM.»

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.