Dossier Digital
Présidente de la société Tetramos, Anne-Sophie Bordry pilote le think tank Objets connectés et intelligents France qu’elle a créé en 2013. Retour en sa compagnie sur les caractéristiques et les enjeux d’un marché mondial aussi complexe que porteur.

Que représente aujourd’hui le marché des objets connectés ?

Anne-Sophie Bordry. Une étude récente estime qu’à fin 2016, 6,4 milliards d’objets connectés seront sur le marché, soit 30% de plus qu’en 2015. Les estimations tablent sur plus de 20 milliards d’ici à 2020. Le marché de la connectivité reste toutefois très difficile à quantifier. Tous les secteurs de l’industrie y ont pris pied à plus ou moins grande échelle. Et beaucoup de start-up sont soutenues par la BPI ou par des grands groupes. Difficile donc de savoir combien sont réellement viables et pérennes.

 

Le marché est par ailleurs très vaste. Quelle est votre définition de l’objet connecté ?

A-S.B. Chacun a la sienne. Pour ma part, je dirais qu’un objet connecté est un capteur qui apporte un service à distance et peut communiquer avec d’autres capteurs. L’ambition étant qu’on en vienne à l’oublier pour vivre dans la connectivité permanente sans en avoir conscience ; ce qui est déjà en partie le cas grâce au smart phone qui fournit de plus en de services et nous emmène à vivre dans un monde ultra-numérisé.

 

Quels sont les secteurs les plus porteurs en termes de connectivité ?

A-S.B. Les objets connectés sont très présents sur le marché de la santé - avec l’accompagnement des personnes atteintes de maladies chroniques ou d’Alzheimer - et du sport où le domaine du «quantified self» offre une multitude d’applications grand public, comme le fait de pouvoir autoréguler son effort en fonction de son âge ou de son état de santé, de connaître son rythme cardiaque ou le nombre de calories brulées, etc. Autre exemple : le patch L’Oréal qui alerte sur le risque de coup de soleil, ce qui relève également du quantified self. À cela s’ajoute toute l’industrie de l’électronique embarquée : un secteur extrêmement porteur pour la connectivité, mais invisible du grand public.

 

Quel est l’intérêt premier de ces innovations ?

A-S.B. Elles ont d’abord pour vocation d’améliorer le bien-être de l’utilisateur, que cela passe par l’optimisation des services à sa disposition ou par le diagnostic de la qualité de l’air en fonction de ses allergies. Elles offrent une infinité de débouchés en milieu urbain portées par le concept de la smartcity et par celui des objets du quotidien qui, tous, peuvent être connectés dans un souci d’amélioration de la qualité de service ou de bien-être. En reliant l’homme, l’objet et son territoire, la connectivité offre des applications innombrables. Quant à aller plus loin en implantant une puce sous la peau, il est peu probable que cela soit toléré, hormis pour des raisons de santé.

 

Cet univers semble réservé aux start-up. Qu’en est-il des entreprises traditionnelles ?

A-S.B. Toute entreprise traditionnelle peut s’emparer de cette technologie qui offre un champ infini d’expériences utilisateurs et de nouveaux services, et en tirer profit. Beaucoup s’y emploient déjà en utilisant leur laboratoire R&D ou en externalisant cette recherche auprès de start-up. Toute la difficulté vient du fait que, dans l’IoT (Internet des objets), on ne fait pas d’étude marketing préalable à la sortie d’un produit, d’où un risque d’erreur élevé plus facilement gérable dans une start-up, souple et réactive, que dans un grand groupe.

 

Au final, quel enjeu pour ces entreprises ?

A-S.B. Il s’agit tout simplement d’une question de survie. Les services connectés poussent l’ensemble des secteurs d’activité à se réinventer ; de plus en plus de plateformes se créent qui viennent bouleverser jusqu’aux professions régulées. Ce processus d’ubérisation de l’économie force les acteurs traditionnels à organiser leur transformation digitale vers ces services connectés. Faute de quoi ils se condamnent pour des raisons de compétitivité.

 

Quelles sont les facteurs de réussite ?

A-S.B. Pour émerger, il ne suffit pas de créer une plateforme web au fond d’un garage, comme pour un réseau social. Il faut penser produit, service, distribution, mais aussi marketing  afin d’identifier, dès le départ, les bons hubs de clients potentiels à même de faire connaître son innovation. La commercialisation d’un objet connecté implique donc beaucoup de moyens mais aussi d’avoir accès à une multitude de compétences: électronicien, ingénieur web, designer, spécialiste du marketing… C’est aussi pour cette raison que j’ai voulu créer un think tank sur ce secteur: pour en faire un lieu pluridisciplinaire permettant de prendre en compte tous les aspects de l’objet connecté.

 

Existe-t-il un enjeu d’éducation des consommateurs pour des nouveaux services connectés ?

A-S.B. Il est clair que l’utilisateur doit être accompagné vers ces nouveaux usages. Surtout lorsque ceux-ci s’adressent à un public sensible, comme les enfants ou les seniors qui doivent être informés sur les bénéfices, mais aussi sur les limites de ces services. Ce travail de pédagogie est essentiel. Si l’on n’éduque pas les gens à utiliser leurs données personnelles de façon raisonnée, cela débouchera sur des problématiques de cyber sécurité et potentiellement de cyber criminalité.

 

Quelle place occupe la France sur ce marché ?

A-S.B. Grâce à la French Tech, les entrepreneurs français sont particulièrement sensibilisés à l’IOT, d’où notre position de leader européen sur ce marché. Reste la question essentielle de la diffusion de ces innovations sur un marché sans frontière alors que nos entreprises sont soumises au droit français, lequel attache beaucoup plus d’importance à la question de la privacy que l’Asie ou les États-Unis.

 

Faut-il voir dans ce respect accordé à la vie privée un frein au développement international ?

A-S.B. Je pense au contraire que cette notion de protection de la vie privée peut s’avérer une force pour nos entreprises : elle leur permet de se présenter en leaders mondiaux d’un internet responsable. Prenons l’exemple des données de santé. Il existe en Europe une éthique très particulière liée à leur confidentialité alors qu’aux Etats-Unis, la sensibilité sur ce sujet n’est pas la même. On peut donc imaginer qu’une start-up américaine invente un service connecté qui divulgue nos informations de santé à des tiers susceptibles d’en faire du business, comme des assureurs par exemple. C’est pour éviter ce type de dérive qu’il nous faut des champions français du service connecté. Pour prendre les devants en matière d’innovation et, ainsi, imposer notre culture européenne sur ce marché.

 

Est-ce la raison pour laquelle vous avez créé ce think tank des objets connectés ?

A-S.B. J’ai créé ce think tank pour sensibiliser les autorités et les entrepreneurs à cette révolution de la connectivité qui ne doit pas être prise à la légère précisément parce qu’elle impacte notre quotidien et, dans certains cas, touche au cœur même de notre vie privée. Celle-ci n’ayant pas la même importance selon les cultures, cela rend les choses extrêmement complexes. C’est pourquoi j’ai voulu, via ce think tank, favoriser le développement de start-up susceptibles d’avoir un effet moteur sur l’ensemble de ce secteur tout en en maîtrisant les enjeux éthiques.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.