Dossier Influence
L’État Islamique a fait de la communication une arme de persuasion massive. Ses experts en vidéo et réseaux sociaux ont pris d’assaut le web. Que faire pour les contrer? Les communicants n’ont-ils pas un rôle à jouer? Enquête.

Dans sa guerre déclarée aux « mécréants » du monde entier, Daech s’est doté d’une insatiable machine de propagande : un centre de commandement des médias et de la communication, la « fondation Base », situé dans les sous-sols de la ville de Raqqa en Syrie. Un système productif très structuré avec 28 « bureaux » dans le monde et sept branches expertes. À chacune sa spécialité : vidéo, textes, photos, radios, influence sur les réseaux sociaux, référencement. « Les journalistes et communicants de l’État islamique sont des cadres importants, sinon essentiels au fonctionnement du Califat », explique RSF dans un rapport de janvier 2016. À ce titre, ils sont traités comme des « princes ». Et RSF de détailler : salaires jusqu’à sept fois supérieurs au fantassin de base, exemption d’impôts, villas mises à la disposition de leur famille, voitures de fonction, smartphones, équipements informatiques dernier cri...

Ces émirs de l’information sont très actifs. Films, revues, applications mobiles, chansons à la gloire des combattants... Au total, la Fondation Base publie sur le réseau quelque 15 000 documents par an dont 800 vidéos et une vingtaine de magazines traduits en onze langues, mandarin compris.

Djihalobbyistes

Pour certains observateurs, rien de vraiment nouveau sous le soleil du Levant.« L’utilisation de la communication et de ses dérivés comme armes de guerre est un classique des systèmes totalitaires, note Vincent Lamkin, cofondateur de l’agence Confluence. À chaque époque, les États voyous l’ont utilisé pour leur propagande. À ce titre, Daech n’est pas très éloigné des pratiques de l’Allemagne de Goebbels». La puissance d’internet et des réseaux sociaux donne toutefois à l’État islamique un pouvoir d’amplification des messages jamais atteint jusqu’alors. D’autant que le web est leur terrain de prédilection : dans près de 91 % des cas, c’est le mode de recrutement privilégié des djihadistes, selon un rapport publié en 2015 par le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). Un média où chacun est potentiellement producteur d’information. Les sympathisants de Daech, invités à s’exprimer, ne s’en privent pas. « Mieux que des ambassadeurs, ce sont des “djihalobbyistes” du net », estime Assaël Adary, président du cabinet d’études Occurrence.

«Daech fait de la communication de masse sur les sites de partage de vidéo et du marketing direct sur les réseaux sociaux», pointe Mathieu Slama, directeur chez Publicis Consultant. Objectif : recruter largement, mais de manière ciblée, des profils savamment identifiés. Plusieurs études et témoignages ont dressé un portrait type des candidats au djihad. Il bat en brèche les idées reçues. « Ce ne sont pas forcément des imbéciles, des sous-doués ou des laissés pour compte. Ce sont aussi des enfants sages et studieux, de la classe moyenne éduquée capables d’expliquer leur choix avec éloquence », souligne le philosophe Philippe-Joseph Salazar, auteur de « Paroles armées, comprendre et combattre la propagande terroriste ».

Le rapport du CPDSI donne un aperçu des discours et arguments utilisés par les recruteurs pour enrôler leurs proies. « cinq mythes » ont été mis au point : le modèle du « chevalier héroïque » qui fonctionne auprès des garçons ; le départ au nom d’« une cause humanitaire » prisé par les jeunes filles mineures ; le « porteur d’eau » désignant ceux qui cherchent un leader ; la référence au jeu vidéo de guerre Call of duty pour les jeunes gens qui souhaitent combattre. Ou encore la quête de toute puissance attirant des personnes « sans limites ». «Les nouveaux discours terroristes ont affiné leurs techniques d’embrigadement en maîtrisant l’outil Internet, à tel point, qu’ils arrivent à proposer une individualisation de l’offre qui peut parler à des jeunes tout à fait différents », s’inquiètent les auteurs.

Marque employeur

Daech va même jusqu’à déposer de vraies annonces d’emplois. En janvier 2016, sur Linked In, Daniel Muhammad, un néozélandais se présentant comme professeur d’anglais pour les 5-12 ans, a créé un compte, suspendu depuis grâce aux signalements d’internautes, pour inviter à rejoindre l’organisation terroriste.

« En termes de communication, Daech fonctionne plus comme une entreprise que comme un État, souligne Assaël Adary. Il soigne son identité comme une marque employeur en proposant de faire carrière dans un large éventail de métiers. Il produit même, à l’instar des entreprises cotées en bourse, un rapport annuel pour séduire d’éventuels “investisseurs” ».

Côté médias, les communiquants réutilisent, à leur sauce, les techniques journalistiques occidentales. Le blog salafiste « SLF Magazine », fermé depuis quelques mois après deux ans d’existence, proposait ainsi sur le ton de l’humour des conseils mode et beauté pour vivre son djihadisme façon hipster : « avoir une belle barbe en sept points », « huit moyens radicaux d’éviter de regarder les filles dans la rue ». Quant au mensuel digital de 130 pages Dar Al Islam, il reprend tous les codes et recettes des médias : édito, reportages, papiers d'analyse,  Top 10...

Goutte d'eau dans l'océan

« Leurs magazines comme leurs films sont extrêmement soignés, commente Frank Tapiro, président de l’agence de publicité Hémisphère droit. Dans ces derniers, ils dissimulent l’horreur derrière la douceur lancinante de voix polyphoniques hypnotiques. Cette mise en scène émotionnelle se retrouve également dans les images produites, rendues virtuelles à la manière des jeux vidéos, comme si les gens qu’ils supprimaient n’étaient pas réels ». Et d’ajouter: « Ce sont des pros de la com. Ce n’est pas leur faire honneur que de dire cela. C’est juste être capable de comprendre à qui l’on a affaire pour mieux les combattre », estime Frank Tapiro.

Mais comment faire justement? A-t-on laissé le web à l’État islamique? La question est sur toutes les lèvres. « Le gouvernement français s’est clairement engagé sur la voie de la censure des sites web djihadistes avec la loi du 12 novembre 2014 », rappelle le chercheur à l’Ifri Marc Hecker, auteur du rapport « Web social et djiadhisme : du diagnostic aux remèdes ». Depuis mars 2015, sa plate-forme Pharos, chargée des signalements, a en effet bloqué 43 sites en France tandis que 188 adresses web ont été déréférencées des moteurs de recherches. Si l’on y ajoute les comptes Twitter et Facebook, 4 848 pages ont été effacées. Autant dire une goutte d’eau au regard de la masse d’informations à traiter. D’autant que deux clics suffisent encore pour avoir accès à la littérature de Daech. Pas moins pour leurs vidéos, toujours accessibles au plus grand nombre sur You Tube.

Héroïsme républicain

« Internet reste très difficile à contrôler au regard de la masse d’informations à traiter, précise Marc Hecker. Rien que sur Youtube, on dénombre 300 heures de vidéos ajoutées chaque minute, alors que Pharos compte moins de 30 policiers et gendarmes pour scruter Internet ». Est-ce par ailleurs souhaitable d’éradiquer totalement leur propagande en ligne ? « Le travail de renseignement a besoin d’informations. On en perdrait beaucoup si tout se déroulait sur le darknet où les sites et les codes sont beaucoup plus difficiles à pénétrer », explique François Paget, secrétaire général adjoint du Club de la sécurité de l’information français (Clusif).

Côté activistes du web, la bataille a néanmoins commencé. « Si les actions d’Anonymous n’ont pas eu un grand succès, d’autres groupes tel les hackers Ghost Security collaborent avec les services de police, informe François Paget. Et nous le faisons volontiers nous-mêmes au Clusif. En tant que citoyens, nous sommes tous concernés ».

Et en tant que spécialistes de l’influence et de la communication digitale ? Le secteur n’a-t-il pas un rôle à jouer ? D'autant que les Français seraient les plus grands pourvoyeurs de communicants de Daech... Malheureusement, peu de professionnels sont sur les rangs. Beaucoup, sollicités pour notre article, ont affiché leur intérêt et leur enthousiasme pour le sujet, avant de... se rétracter. Y compris ceux qui se targuent de faire du «non-profit» ou de vouloir s’impliquer sur les enjeux dits sociétaux. Sujet trop complexe, holà de la maison mère, manque de temps...

L’occasion est pourtant belle de redorer le blason d’une com’ si souvent décriée. « La vérité est que la majorité des communicants sont soit fatalistes, soit peureux », glisse Laurence Beldowski, directrice générale de l’association Communication & Entreprise. Motivée, elle projette toutefois de mettre le sujet à son prochain ordre du jour. « La communication de Daech nous vole notre métier en l’exerçant trop bien pour un dessein funeste. Nous sommes quelques uns à vouloir faire feu de tout bois pour mettre notre savoir-faire au service de cette cause. Il en va de l'orgueil des communicants  », clame Assael Adary, membre de la même association.

Nombres d’actions sont en effet envisageables. « Il est possible d'agir en matière de référencement, précise Sabri Mezghiche, directeur conseil de l’agence Human to Human. On peut aussi noyer leurs contenus, faire du native advertising sur mobile à l’intention des 13-17 ans. Ou utiliser des techniques de social media, comme les bots, ces robots détecteurs de rumeurs et de photos truquées ». En somme, répondre à leur propagande par une stratégie d’encerclement et d’étouffement.

Guerre rhétorique

Mais pour imaginer des contre-discours et une stratégie d’influence efficace, encore faut-il connaître et comprendre les ressorts de la propagande djihadiste. « Contrairement aux idées reçues, la violence n’est pas leur moteur de communication privilégiée, remarque Manuel Lagny, co-président de Meanings. Ils “vendent” avant tout, au travers de leurs vidéos, une idéologie, un idéal ». Selon la fondation britannique Quilliam qui a pris soin d’analyser scrupuleusement ces vidéos, ce sont en effet très majoritairement les fonctions régaliennes de l’État et les services aux populations qui sont mises en scène : constructions de routes et d’écoles, politique de la ville... Si les manœuvres guerrières représentent un tiers des contenus, seuls 2,13 % sont violents. « C’est pour cela que notre contre-propagande, au risque de polariser les idées, doit avant tout promouvoir un contre-modèle », estime Manuel Lagny. Sa recette : « réactiver, en positif, l’héroïsme républicain ». Une riposte de civilisation en quelque sorte. Philippe-Joseph Salazar abonde. « Nous sommes dans une guerre rhétorique qui se joue sur le terrain de la persuasion, explique-t-il. Faut-il encore être capable de bien nommer les problèmes sans tomber dans les pièges sémantiques. À leur parole forte, souvent hautement littéraire, il nous faut opposer une parole tout aussi puissante empreinte de notre profondeur culturelle. Et redécouvrir le pouvoir de l’histoire de la littérature, de la philosophie et de l’enseignement ».

Et le pouvoir de la communication ? Elle peut jouer sur tous les tons et tous les supports. Frank Tapiroa choisi le terrain de l’humour. En décembre 2014, il a imaginé un médicament fictif en forme de campagne de publicité, Islamid 500 : trois pastilles midi et soir, une contre l’islamophobie, deux contre l’islam radical. « Je l’ai mis en open source et proposé gratuitement à des associations de lutte contre le racisme ainsi qu’à des associations musulmanes, mais personne ne s’en est emparé », déplore-t-il. « Sur le sujet de l’islam radical, les musulmans doivent davantage se manifester, considère Manuel Lagny. Quand ils le font, comme certains après le 13 novembre sur les plate-formes de partage, on voit bien que cela a un echo considérable ».

Mobilisation citoyenne

L’émetteur du message est en effet fondamental. En témoigne, les résultats de la campagne française pilotée par le service d’information du gouvernement (SIG) via la plate-forme stop-djihadisme.gouv.fr et sa dizaine de community managers à temps plein : moins de 5 500 folowers sur Twitter, guère plus d’amis sur Facebook et un film publicitaire raillé par le plus grand nombre. « Nos films ont tout de même été vus par 2,3 millions de personnes, du jamais vu pour une campagne gouvernementale, se défend l’ancien préfet Christian Gravel, directeur du SIG. Mais nous avons bien conscience qu’avec toutes ces théories du complot, une institution ne peut être le bon émetteur. Seule une mobilisation citoyenne peut toucher le cœur du réacteur ». Il promet en 2016 une « montée en puissance » avec une équipe renforcée, une nouvelle agence TBWA et une approche inspirée de la Fondation Quilliam. Créée par des musulmans, elle diffuse des films plus ancrés dans le réel, des témoignages de victimes et de repentis en associant les « citoyens internautes » et les « militants associatifs ». Une structure financée par les GAFA et engagée contre la radicalisation en ligne devrait voir le jour en 2016.

 

Contre-discours

Et si une partie de la solution venait justement des grands acteurs de l’Internet ? Depuis avril dernier, Facebook, Twitter, Google, Apple et Microsoft travaillent conjointement avec le gouvernement pour « mettre en œuvre des stratégies de contre-discours ». Dans l’œil du cyclone notamment Facebook et surtout Twitter, accusés par des internautes d’être beaucoup trop laxistes envers la présence djihadiste. Au point que la veuve d’un américain, tué en novembre dernier en Jordanie, a déposé plainte mi-janvier contre Twitter luireprochant de servir d’outil de propagande au groupe terroriste. Selon ABC news, Daech, au moment de la mort du mari, avait environ 70 000 comptes ouverts sur le réseau affichant près de 90 tweets à la minute. Mais la pression des internautes du monde entier et des chancelleries occidentales a fini par payer.

Twitter a supprimé en février 2016 125 000 comptes faisant l’apologie du terrorisme depuis mi-2015. Par ailleurs, depuis l’année dernière, Twitter organise avec Facebook des journées de formation pour une cinquantaine d’associations luttant contre le racisme et la radicalisation pour leur permettre de mieux « pousser » leurs contenus sur ces réseaux. « Depuis un an, nous avons organisé plus de 35 événements de ce type en Europe », explique-t-onchez Twitter. « Nous engagerons de nouvelles formations fin mars », poursuit Delphine Reyre, directrice des affaires publiques de Facebook.

Les deux réseaux sociaux et Google ont également mis la main à la poche, soit 80 000 euros, pour financer la plate-forme Seriously. Abritée par le think tank Renaissance numérique, elle verra le jour en mai prochain. Objectif : permettre à tout internaute de trouver du contenu pour diffuser des contre-discours. « Ce sera une plate-forme anti-troll en marque blanche, explique Guillaume Buffet, le fondateur de Renaissance numérique. Plutôt que l’invective, l’approche se fera sur le ton de la désescalade, via notamment du fact-checking en partenariat avec des organismes de référence et des conseils de chercheurs experts ».

La réponse de Daech à ces initiatives ? En ligne, via des menaces à l'encontre des patrons de Facebook et Twitter, diffusées dans l’une de leurs dernières vidéos. Preuve supplémentaire de l’importance des réseaux sociaux dans la stratégie de conquête du Califat. Et du courage dont il faudra faire preuve pour s’y opposer.

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