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Une étude de l’agence W consacrée aux «nouveaux langages des patrons du CAC 40 à l’heure du digital» montre que le discours des dirigeants est de plus en plus une composante de la stratégie de la marque.

«J'étais un jour au volant de ma voiture sur une autoroute normande battue par la pluie quand j'ai pris conscience que je devais tenir compte d'évolutions fortes concernant le monde de l'entreprise et le renouvellement des générations.» On le devine, cette phrase n’est pas l’incipit du dernier Goncourt. C’est la parole de Sébastien Bazin, le PDG du groupe Accor Hotels, qui a annoncé en début d’année la mise en place d’un «shadow comex» avec douze cadres de 26 à 35 ans chargés de réfléchir à la stratégie de l’entreprise. Une parole à l’image de la nouvelle tendance, encore timide, des patrons du CAC 40: s’impliquer personnellement pour porter le discours de leur groupe.

«C’est la qualité du récit qui fait l’engagement, explique Denis Gancel, président de l’agence W (Havas), qui a supervisé l’étude «Quels nouveaux langages pour les patrons du CAC 40 à l’heure du digital», dévoilée le 24 mai. Tout grand patron devient un auteur, celui du récit de sa marque.» Sans aller jusqu’à imiter Pierre Bellon, le fondateur de Sodexo, qui avait composé un poème pour dire l’idée qu’il se faisait du service au quotidien et dont le verbe truculent assurait le succès des assemblées générales du groupe, un big boss n’hésite plus à dire «je» et «à être soi-même par rapport au personnage qu’il se compose», selon les mots de Denis Gancel.

«Intrépide disruptif»

Le meilleur exemple de cette tendance est sans doute Stéphane Richard, président d’Orange qui «se déboutonne pour être en cohérence avec le mouvement qu’il enclenche dans son entreprise». À savoir regarder vers l’univers de l’innovation… S’exprimant majoritairement sur Twitter, et notamment à travers un discours de vérité auprès des internautes sur la Blue Room du réseau, cet «intrépide disruptif», dixit l’étude de W, n’hésite pas à amalgamer Orange Bank à une marque concurrente d’Orange pour imposer son idée: «Si j'osais le mot, je dirais que nous voulons être le Free (sic) de la banque en proposant une offre moins chère que celle qui existe aujourd'hui et plus transparente sur les conditions de tarification.»

D’après la notation établie par l’agence en fonction de l’expression des patrons sur les réseaux sociaux, dans la presse et les rapports annuels, assortis de l’engagement qu’ils suscitent (like, retweets, partages, commentaires) ainsi que d’éléments qualitatifs et quantitatifs (prise de parole…), Stéphane Richard obtient la meilleure note (16/20), suivi avec 15/20 de Frédéric Oudéa (Société générale), Jean-Pascal Tricoire (Schneider Electric) et Alexandre Ricard (Pernod Ricard). 

Plan de profil

Ces «bons élèves» de ce «CEO content indice» de W doivent leur rang au fait qu’ils interviennent souvent dans les médias, comme l’atteste les sites internet de la presse, et à leur présence sur les réseaux sociaux (au total 25% sur Twitter et 2% sur Linkedin, encore sous-exploité). «12% des patrons de CAC 40 affichent 50 à 150 prises de parole en six mois, ce qui signifie que 88% sont en dessous, la norme étant plutôt une dizaine par semestre», précise Luc Thabourey, directeur général adjoint éditorial et content de W. Outre le levier culturel et technologique de «l’intrépide disruptif», alias Stéphane Richard, le bon communicant se construit un profil clair. C’est le «visionnaire mondialisé» à la Tricoire pour sa capacité à proposer des solutions environnementales pour l’industrie électrique dans le monde, le «digital transformer» à la Alexandre Ricard qui veut «ouvrir les vannes collaboratives» et n’oublie pas l’humain à l’heure de la mutation numérique: «Je veux qu'un chef de rayon ait le réflexe de choisir le commercial de Pernod Ricard parce qu'il a le sourire et qu'il respire la bonne humeur» (Les Échos). Ou encore «l’aventurier conquérant», tel Sébastien Bazin, qui incarne l’audace du renouvellement des pratiques avec son shadow comex.

Mais ceux qui suscitent le plus d’engagements ne sont pas forcément ceux qui parlent le plus. Tom Enders, d’Airbus, en affiche ainsi 85 000 grâce à son partenariat avec Uber sur ses hélicoptères, devant Patrick Pouyanné de Total (60 000) ou Frédéric Oudéa (45 000) pour sa banque en ligne. Les dirigeants se situent pour 20% d'entre eux au-dessus de 20 000 et 42% en dessous de 100. Les sujets de prédilection des patrons sont l’innovation, les chiffres et les résultats, les prises de position sur des sujets donnés et l’environnement économique. Mais, dans la dimension lexicale pris en compte via l’analyse «data sémantique» de Synomia sur un millier de verbatims entre août 2015 et mars 2016, la prise en compte des consommateurs n’arrive qu’en huitième position et celle des salariés n’est même pas présente dans le top 10.

La voix est libre

«Les règles de l’engagement pour les marques s’appliquent à la parole des patrons, note Denis Gancel, il faut être en adéquation avec sa propre personnalité et sur les bonnes thématiques, mais on assiste au début d’une libération de la parole.» Les temps ont selon lui changé: «Avant la crise financière de 2008, on avait une parole sous contrainte, dictée par les banquiers d’affaires. Les patrons ont cru qu’ils allaient créer de la valeur en lissant leur langage, en ayant une langue d’airain partout semblable alors même que le positionnement de leur marque était de plus en plus acéré, avec des aspérités.»

Après 2008, un turnover s’est opéré: les mots qui devaient créer de la valeur ont révélé leur inadéquation totale avec le territoire de la marque. Et de même qu’ils s’engageaient dans la transformation digitale de leur entreprise et s’ouvraient aux réseaux sociaux et à la dimension multicanale, les dirigeants ont compris qu’il leur fallait porter leur marque personnellement. Mais le mouvement n’est-il pas encore frileux? «Objectivement, on voit une présence chez les plus jeunes et une envie chez les plus vieux», assure Emeline Keundjian, directrice du développement de W & Cie. La posture du patron muet à la Michelin ne tient plus la route.

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