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Tristan Harris, ex-«philosophe produit» chez Google, a tout plaqué pour défendre sa cause: celle d'un téléphone éthique, qui n'interromprait plus nos vies par des sollicitations incessantes. Selon Harris, les technologies nous volent des millions d'heures. Mais, dans une économie de l'attention, est-il possible de se faire plus discret?

La scène devait valoir son pesant d’or: un moine bouddhiste face aux designers en technologie les plus affûtés de la Silicon Valley. Maître de méditation, le nonagénaire Thich Nhat Hanh venait s’y entretenir avec ces âmes perdues, adoratrices du Veau d’or numérique. «Imaginez une pièce avec d’un côté des accros de haute technologie, de l’autre, des moines en robes marron, la tête rasée. Thich Nhat Hanh a fait une plaisanterie: et si le correcteur orthographique était remplacé par un correcteur empathique, qui surlignerait les mots potentiellement blessants?»

Tristan Harris, l’organisateur de cette rencontre, la relate encore avec des trémolos dans la voix. L’ancien «product philosopher» [philosophe produit] de Google a tout plaqué début 2016 pour défendre sa cause: éviter que les technologies ne nous volent des heures précieuses de notre temps. «Comment les technologies piratent l’esprit des gens»: tel est le titre du manifeste d’Harris, publié en mai dernier. L’ingénieur en informatique, formé au sein de la prestigieuse université de Stanford, le reconnaît lui-même: «Je suis un expert en manipulation, comme tous les ingénieurs auxquels on apprend maintes “stratégies de persuasion”.» En réaction, Harris a créé un label, «Time well spent»: des téléphones plus éthiques, qui ne nous inonderaient plus de notifications, d’alertes, d’infos, cassant sans relâche le tempo de nos vies quotidiennes.

La vision d’Harris éveille le spectre des obèses du film d’animation Wall-E, ensevelis dans leurs canapés, abîmés dans la contemplation de leurs smartphones. «Ce qui est certain, c’est que la technologie établit une homogénéité du temps, nous prive du temps vacant, du temps de l’ennui jugé nécessaire par les psys, du temps romantique qui est celui de l’introspection, annihile la lenteur, appauvrit le désir», estime Stéphane Hugon, sociologue au Centre d'étude sur l'actuel et le quotidien (CEAQ) de l'Université Paris V et cofondateur de l’institut d'études prospectives Eranos.

Moment, Menthal, Breakfree ou Stay on Task… Clément Scherrer, planneur stratégique senior chez Buzzman, énumère quant à lui la litanie des applications «qui aident à réaliser le temps que l’on passe sur son mobile sans s’en rendre compte». «Lorsqu'il a lancé son app, le créateur de “Moment”, Kevin Holesh, a déclaré à Techcrunch: “J'ai demandé à des gens de me dire combien de temps ils pensaient passer sur leurs téléphones et ils étaient presque toujours 50% en-deçà. Dans la presse, on a également vu fleurir des concepts comme la nomophobie [phobie d'être séparé de son téléphone mobile], la Fomo [Fear of missing out, peur de rater des informations]», souligne le planneur. Lequel cite également le film viral «I forgot my phone»: on y voit une jeune femme qui a oublié son mobile et se retrouve ostracisée par ses amis, compulsivement aimantés par leurs écrans.

Attrapez-les tous

Coupables désignés, les téléphones sont-ils réellement seuls en cause? «Plus que les technologies, ce que condamne Tristan Harris semble être un business model, précisent en chœur Sacha Garel et Guillaume Cartigny, planneur stratégique et creative technologist chez Publicis Conseil. Pour créer de la valeur, nombre de services et d’applications dont le business model est fondé sur des revenus publicitaires se doivent de capturer l’utilisateur par tous les moyens possibles et de le garder au sein de leur écosystème. Ceci a été théorisé et schématisé par Nir Eyal dans son ouvrage «Hooked, how to build habit-forming products» [Accro, comment créer un usage et des habitudes]

Il n’est d’ailleurs pas anodin, remarque Pauline Desforges, directrice du planning stratégique d’Ogilvy & Mather Paris, que «comme l’expliquent Tristan Harris ou l’activiste Joe Edelman, la mesure de succès consiste le plus en temps passé à visionner des vidéos (You Tube), à scroller sur la plateforme (Facebook) ou accumuler le nombre de swipes (Tinder), en perdant de vue les promesses premières de ces apps. En ce qui concerne Tinder, par exemple, on devrait plutôt mesurer si l’app a aidé à dénicher l’âme sœur, ou du moins une rencontre sexuelle satisfaisante…»

Time is money, plus que jamais? «C’est la data qui a de la valeur, le temps n’est qu’un moyen d’acquérir cette data, précise Vincent Garel, directeur des stratégies de TBWA. Plus l’utilisateur passe de temps sur ma plateforme, plus le portrait comportemental à monétiser sera exhaustif. Plus que la durée d’audience, tous les gros players recherchent les formats les plus enfermants possibles. Avec pour fantasme ultime la chinoise We Chat, aux 700 millions d’utilisateurs, à la fois Google, Facebook, Uber, Amazon, Skype, La Fourchette, Trip Advisor… Un modèle enveloppant dont on ne sort jamais.»

Enveloppant ou… encerclant? «Ce n’est pas un hasard si les géants du web sortent des parcours digitaux, comme Google avec le rachat des thermostats Nest, ou Amazon avec l'assistant personnel Echo, relève Vincent Garel. En entrant dans nos foyers, les technologies nous volent encore notre temps. Comme des pickpockets, sans que l’on s’en aperçoive…»

Mais comme le rappelle Clément Scherrer, «pour un Couchsurfing, la satisfaction se niche dans la rapidité à trouver un logeur, la sympathie de celui-ci et la facilité à gérer les éventuelles réclamations, pas uniquement dans le temps passé sur l’app». Le temps volé n’est pas pour toujours perdu, selon Pauline Desforges: «Tristan Harris a raison de prendre le développement durable comme référence: ceux qui –comme Couchsurfing– proposent des alternatives désirables aux consommateurs et répondent à leurs motivations profondes changent les mesures de succès, et in fine, des pans entiers de l’économie.» Science sans conscience n’est que ruine de l’âme…

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