Exposition
L'exposition du Grand Palais consacrée au père de Tintin lève le voile sur une activité méconnue du dessinateur : celle de publicitaire. Une influence qui le suivra toute sa vie, notamment pour la promotion de ses albums. Hergé s'est souvent servi de la pub comme élément d'intrigue, et ses personnages n'ont pas tardé à être récupérés par les marques. Avec parfois quelques abus...

C’est un pays dont on ne revient jamais, un monde dont les images s’impriment, pour toujours indélébiles. L’enfance, pour Hergé, a gardé la nuance saphir d’un… paquet de margarine. Une illustration publicitaire initia chez le futur créateur de Tintin, alors âgé de dix ans, un de ses premiers voyages imaginaires. «C’était une publicité pour “Era aux fruits d’Orient”, décrit Hergé à son biographe Pierre Ajame dans une lettre publiée en 1963. “Aux fruits d’Orient” était la part de littérature. Quant à l’image… Une caravane s’étirait dans le désert sous un ciel incroyablement bleu. Quelque part dans le ciel (mais on ne le voyait pas) devait étinceler un soleil tout aussi incroyable. (…) On sentait que depuis des jours et des jours, ces gens et ces bêtes foulaient le sol brûlant. (…) Ils marchaient toujours, n’ayant qu’un but: amener à destination les fruits d’Orient qui serviraient à fabriquer cette margarine que je rêvais de goûter un jour.» Ainsi naissent les vocations.

Affiches pour le journal Cœurs vaillants, pour les chocolats de Bruxelles Victoria, les biscuits Parein d’Anvers… L’exposition Hergé, actuellement au Grand Palais jusqu’en janvier 2017, lève le voile sur un pan méconnu de la carrière du dessinateur: son activité publicitaire. Associé avec son ami José De Launoit, Georges Rémi alias Hergé lance en 1934 l’Atelier Hergé-Publicité. «Hergé a travaillé pour toutes sortes de produits, des laines angora aux boissons alcoolisées, énumère Cécile Maisonneuve, historienne de l'art et conseillère scientifique à la RMN-Grand Palais. Son travail sur les affichages constitue un contrepoint à son travail dans la bande dessinée, et son emploi de la ligne claire: ici, sa matière première, c’est la couleur.»

Une illustration pour l’hebdomadaire Vers le vrai joue sur un mariage crépusculaire entre orange et noir. «Souvent, sur un motif, au lieu de le travailler au noir, à la ligne, il le travaille en réserve, en laissant une partie blanche non colorée, comme dans ce visuel “La Tente” pour le camping-club de Belgique, avec un sentier qui se détache sur fond vert», poursuit la conservatrice.

Si son contemporain, Edgar P. Jacobs, l’auteur de Blake et Mortimer, toucha a la pub sans développer d’appétit pour la réclame, Hergé ne faisait pas semblant de s’y intéresser. «Au début, Georges accordait plus d’importance à ses travaux d’illustration et à ses réalisations publicitaires qu’aux aventures de Tintin, relate sa première femme, Germaine Remi-Kieckens, dans un entretien en 1986. Il avait une grande admiration pour les graphistes de l’époque, comme Léo Marfurt. À tel point qu’il crut longtemps qu'il pourrait se consacrer plus largement à l’affiche.»

La BD, une «amusette»

À l’époque, pour Hergé, la bande dessinée ne fait figure que d’«amusette», rappelle Jean-Claude Jouret, auteur d’une somme intitulée Hergé et la publicité, éditée en Belgique par les éditions Weyrich: «Selon lui, la BD ne le promettait pas à un avenir rémunérateur et sérieux, alors que le dessin publicitaire avait une grande importance à l’époque.» Le succès colossal de Tintin en décidera autrement. «Pour autant, résume Jean-Claude Jouret, Hergé a gardé des réminiscences publicitaires, aussi bien dans son œuvre que dans la promotion de ses albums.»

Ainsi, en 1930, au moment de la parution de Tintin au pays des Soviets, Hergé fait publier dans Le Petit vingtième une fausse lettre de la Guépéou (GPU, police secrète soviétique) qui menace Tintin de mort s’il continue ses investigations. Un «coup» publicitaire qui se double d’une invitation lancée aux lecteurs: assister au retour de Tintin à la gare du Nord de Bruxelles. «Hergé était accompagné d’un jeune scout habillé à la russe, tenant en laisse un fox-terrier, raconte Jean-Claude Jouret. De l’événementiel avant l’heure!»

Hergé met également son expérience d’affichiste au service des couvertures de ses bandes dessinées, de Tintin à Quick et Flupke en passant par Jo, Zette et Jocko. Pas question de reprendre une vignette que l’on se contente d’agrandir. «Il avait très bien compris qu’une bonne couverture faisait davantage vendre un album», note Cécile Maisonneuve. Tout comme la publicité fondatrice pour la margarine “Era aux fruits d’Orient”, les couvertures de Tintin rappellent les affiches de film, tandis qu’en quatrième de couverture, les reproductions de tous les albums donnent envie aux lecteurs de s’en constituer la collection complète.

Détournement

Mais la publicité a aussi sa place dans les pages intérieures. «La présence de marques, réelles ou non, permet d’ancrer les personnages dans un climat de réalité», analyse Jean-Claude Jouret. Comment oublier le whisky Loch Lomond, qui fait systématiquement perdre au capitaine Haddock tout sens commun? Même lorsqu’il en aperçoit seulement la publicité à la télévision, comme dans Tintin et les Picaros (1976). «Sur les bords du Loch Lomond, un lac situé au sud des Highlands, existait une distillerie, raconte Jean-Claude Jouret. Après la sortie de la seconde version de l’Île Noire, en 1965, cette distillerie produira un whisky… baptisé Loch Lomond.»

Dans Vol 747 pour Sydney, le milliardaire misanthrope Laszlo Carreidas est le propriétaire d’un soda, le Sani Cola, dont la bouteille fuselée fait penser à un cola bien connu… Une scène de Coke en stock (1958) montre Tintin et Haddock en grande conversation dans un bar, décoré d’une plaque émaillée pour l’apéritif «Rossini», dont le logo et la typographie rappelle furieusement ceux de Martini, connu aux États-Unis sous le nom de… Martini & Rossi!

Hergé ne se contente pas de détourner les marques: il utilise également les formats publicitaires, qui deviennent des éléments de l’intrigue. Dans Tintin au pays de l’or noir, les Dupond et Dupont chantent gaiement la ritournelle des dépanneuses Simoun, «Quand votre moteur fait boum», reprise du «Boum!» de Charles Trénet, «un principe de rengaine très usité dans les années 1930», rappelle Jean-Claude Jouret. «Et dans Les Bijoux de la Castafiore, poursuit l’auteur de Hergé et la publicité, lorsque Haddock lit avec colère le “Paris Flash” qui annonce le mariage du vieux loup de mer avec le “rossignol milanais”, on aperçoit une pub pour la lessive Brol –un terme bruxellois qui signifie “objet de peu d’intérêt”. Le visuel reprend fidèlement les codes de la pub de lessive de l’époque –d’énormes bulles de savon, une ménagère qui lève les bras au ciel devant tant de blancheur– alors qu’il ne s’agit que d’un détail dans les cases.»

Ligne claire

Approche publicitaire des couvertures d’album, développement de produits dérivés (Journal de Tintin, Club Tintin…), utilisation de l’imagerie publicitaire dans ses œuvres… Les personnages d’Hergé ont vite attisé l’appétit des marques et des agences. Une fameuse publicité pour l’huile Fruit d’or montre le professeur Tournesol en lévitation, un pot de margarine –on y revient– à la main. Gabriel Gaultier, PDG et directeur de la création de l’agence Jésus et Gabriel, par ailleurs tintinophile averti, s’est inspiré de l’univers d’Hergé: la mystérieuse organisation secrète des Cigares du pharaon dans un spot pour la Peugeot 306, le fou au gong de l’Étoile mystérieuse pour Bouygues Telecom. «Hergé était champion pour planter un décor, synthétiser un univers, ce qui se prête bien au format de 30 secondes, estime Gabriel Gaultier. La bande dessinée est le format qui a le plus de points communs avec la publicité, de la même façon que le dessin d’humour en une case est ce qui ressemble le plus à l’affiche. Et la ligne claire, format qui n’intègre pas le flou –et au titre de laquelle on peut aussi évoquer un dessinateur comme Joost Swaarte–, s’adapte bien à la pub.»

Mais il n’est plus si aisé d’utiliser des personnages d’Hergé. «À un moment, le contrôle de l’utilisation des personnages a échappé à son créateur: ils ont trop souvent été sortis de leur contexte originel pour les besoin d’une marque, souligne Jean-Claude Jouret, qui prépare un livre sur le sujet. À tel point qu’une étude avait montré qu’il fut un temps où le personnage de Tournesol était davantage identifié à l’huile Fruit d’or qu’aux aventures de Tintin…» Depuis, la société Moulinsart qui gère les droits d’Hergé a fermement repris la main.

Pour autant, Hergé continue à garder une place bien à part dans les sources d’inspiration des publicitaires. Gabriel Gaultier de citer «Le Testament de M. Pump de Jo, Zette et Jocko, avec cette scène incroyable du milliardaire en patin à roulettes… Mais aussi Quick et Flupke, très moderne dans l’épure des décors. Il y a quelque chose d’universel chez Hergé.»

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.