Le succès du moment a pour nom MalaiseTV, les videogags se multiplient, alors que l'on voit essaimer des néologismes tels que la «gênance», le «malaisant». Malaise dans la civilisation ? Manifestement, quand il y a de la gêne, il y a du plaisir...

Il n’y a pas si longtemps, on les appelait de «grands moments de solitude». Sauf que précisément, on aurait vraiment, vraiment, préféré cela: être seul. Eviter de donner en pâture une prise de parole hasardeuse, une chanson massacrée, un rictus malencontreux, une chute déshonorante… D’accord, le ridicule ne tue pas. Mais il est quand même sacrément humiliant.


Quand y a de la gêne, il y a du plaisir. C’est ce que semble indiquer le succès du compte twitter Malaise TV, lancé en janvier 2016, qui fédère 237 000 amateurs des classiques du genre: le type qui glisse sur une peau de banane, la starlette qui profère des âneries. Fondé sur les cendres du Zapping de Canal+ (supprimé en juillet dernier) et de l’impérissable Striptease, ce pot très pourri, sorte de Vidéogag à la sauce digitale, a été créé par un mystérieux internaute, le jeune PapyTrico.


Celui-ci se pose en théoricien de l’embarras : on lui doit l’échelle (du Carrefour) de Villejuif, sorte de point Godwin du malaise, de maître-étalon de l’indignité. Cette vidéo, dont les 2 mn30 semblent s’étirer pour les siècles des siècles, donne à voir une reprise de « La Belle et la Bête » par deux employés dans les linéaires du magasin, sous les regards atterrés des clients. Certes, les lip-dubs qui incarnèrent une certaine idée du fun en entreprise vers la fin des années 2000 ont toujours, et sans exception, engendré de l’infamie. Mais cette nouvelle tentative en direct du Val-de-Marne donne particulièrement envie de mourir.


Malaise dans la civilisation ? « On constate son émergence dans la culture populaire, note Loïc Mercier, directeur du planning de BBDO Paris. Avec même parfois une mise en abîme : Cyril Hanouna, média du malaise à lui tout seul, a récemment diffusé la vidéo d'un jeune complètement stoned qui convoquait les esprits dans sa chambre… Jusqu’à ce que ses parents débarquent ». La gêne !


Ou plutôt, la « gênance » ? « On entend de plus en plus ce nouveau terme, tout comme l’adjectif « malaisant », nouvelle preuve de la vogue de cette tonalité », remarque Nicolas Lévy, directeur du planning stratégique de Marcel. Ceux qui ont fait allemand LV1 se souviendront le la « Schadenfreude » [joie provoquée par le malheur d'autrui]. Les Anglais, eux, préfèrent parler de « cringe » [situation qui donne envie de rentrer sous terre]. Avec pour chef d’œuvre absolu la série britannique de 2001 The Office et son héros « cringeworthy » en diable, David Brent, patron odieux qui consacre toute son énergie à paraître cool. En vain, naturellement. Comme le résume Paul Wauters, directeur de la création de Babel : « Devant ce genre d’humour bien particulier, également employé par Larry David [le créateur de Seinfeld] ou Louis CK, on ne sait pas bien si on doit rire ou quitter la pièce. Le malaise devient presque physique ».


Masochisme ? Expression d’une cruauté perverse ? « Non, le malaise symbolise plutôt le fait de mettre en jeu son image sociale, à un moment où elle n’a jamais été aussi importante », analyse Adrien Torres, planneur stratégique chez BETC. L’instagramisation de la société génère un vernis étouffant. « On est incités à tout « liker », abreuvés de posts du genre « Mes enfants sont si intelligents » ou « Mon beau week-end à Barcelone »… Ras-le-bol des vies parfaites sur Internet », lâche Paul Wauters. En somme, selon Nicolas Lévy, « on a de plus en plus besoin de « shots » de malaise, ces moments de sincérité et de vérité. Une marque qui craque sur Twitter après 150 validations, ça fait du bien ». Un peu comme un fou-rire pendant un enterrement.


Pour autant, la publicité aurait plutôt tendance à s’excuser pour la gêne occasionnée… « Le malaise est impossible à marketer », résume Nicolas Lévy. « Les instituts d’études ne référencent même pas le malaise dans les palettes d’émotions proposées lors des pré-tests, explique quant à lui Loïc Mercier. Si on dit à un client « Votre publicité est malaisante », il y a 100 % de chances qu’il arrête tout ! ».


Certains se sont pourtant essayé à la gênance. Comme HBO Go, avec ses spots « Awkward family viewing », qui met en scène ces moments délicieux que l’on a tous connus : lorsqu’on tombe sur une scène de sexe, alors qu’on regarde la télé avec ses géniteurs. « Dans ce cas précis, le malaise permet de déboucher sur une réponse : le fait que HBO permette de visionner ses programmes sur plusieurs écrans dans un foyer, remarque Adrien Torres. Dans un autre genre, Clearasil produit à dessein un spot caricatural et embarrassant sur les jeunes, pour finalement avouer « We don’t know teens, but we know acne » [Nous ne connaissons pas les jeunes, mais nous connaissons l’acné] ».


Mais une loi d’airain voudrait plutôt que « peu de marques se construisent sur le rejet partagé, souligne Vincent Garel, directeur des stratégies de TBWA. Le malaise, c’est plutôt la grammaire des réseaux sociaux ». L’humour, de manière générale, n’est plus une martingale. « Les marques se situent plus dans quelque chose de moins léger : la « brand equity », le besoin de montrer son engagement, son implication », relève Sébastien Genty, directeur général adjoint en charge des stratégies de DDB Paris.


Pourtant, on le sait depuis 99 francs, la publicité constitue un vivier de grands moments de gêne, de sommets de ridicule. « C’est vrai que certains retours clients sur les créations peuvent être extrêmement malaisants, avoue Nicolas Lévy. Notamment quand ces idées accueillies par des yeux ronds, alors qu’on s’est un peu emballé, qu’on s’est mis debout sur son bureau pour les défendre… ». La honte... 

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