« [...] De même que l'humanité se construit sur des mythes fondateurs, l'entreprise crée son identité par une histoire. À l'école, on nous enseigne les grands textes qui contribuent à fonder une culture. D'un bout à l'autre de l'Europe, les récits d'Homère ou de la Bible sont partagés par des populations différentes, mais qui néanmoins se reconnaissent dans un socle commun. Les histoires les plus variées entrent dans l'inconscient collectif. Que ce soient les contes de fées issus d'une tradition populaire ancestrale ou des textes beaucoup plus récents, il est des histoires que l'on connaît sans les avoir jamais lues parce qu'elles s'imposent d'elles-mêmes comme une évidence. Qui ignorerait que le Dr Jekyll et Mr Hyde forment une seule et même personne paraîtrait un rustre à peine sorti de sa caverne. Et pourtant je mets au défi la plupart d'entre nous: avons-nous tous lu la nouvelle de Stevenson?

«L'entreprise, à l'heure de la médiatisation effrénée, ne rêverait-elle pas d'une telle notoriété évidente, facile, mondiale? Elle doit pour cela trouver une histoire qui fonde son identité. Comment? Là est tout le problème. Quelques éléments premiers sont, malgré tout, faciles à déterminer. Georges Lewi et Marie-Claude Sicard mettent en évidence des caractéristiques. D'abord une implantation géographique forte pour localiser la marque. […] Des personnages référents sont aussi nécessaires. Les pères ou mères fondateurs de l'entreprise se posent eux-mêmes comme étendards. […] Pour d'autres, la référence historique ou mythologique du nom supporte la réputation de la marque. […]

«Les mythes dans l'histoire de l'humanité n'ont pas qu'un rôle identitaire. Ils servent aussi à assurer la cohérence. Jean Anouilh le disait: "La fiction donne sa forme à la vie." L'histoire est structurée par des éléments logiques: elle enchaîne les événements dans des relations de cause à effet. Elle transporte des stéréotypes qui sont des points communs de référence pour des populations disparates. Et cette volonté de mise en commun relève de la fonction première de la communication. […]

«Lorsque la raison échoue, le sensible prend le relais. L'entreprise baigne parfois dans ce même flou. Que représente-t-elle pour bien des gens? Un ensemble extrêmement complexe. En 2009, l'Institut [de la qualité de l'expression] a veillé à mettre au clair les différents termes qui qualifient les personnes de l'entreprise: salarié, manager, haut fonctionnaire, dirigeant, patron. L'affaire n'est pas mince. Mais si on rajoute l'interaction avec des clients, des prospects et que l'on enveloppe l'ensemble dans un contexte politique, économique, social, financier et psychologique, comment s'y retrouver? C'est le moment où l'histoire peut servir de structure, parce que ses lois sont connues, parce que ses lois sont solides et qu'elles ont fait leur preuve.

«Yannick Jaulin qui est, entre autres, notre conseiller éditorial sur une partie de nos missions de storytelling, a toujours su mettre en scène des histoires pour le grand public, mais aussi pour des entreprises comme des banques ou un syndicat de l'énergie. "Oui, le storytelling est une méthode intéressante pour déclencher des émotions, libérer des frustrations. Quand on se sert de cette maïeutique pour révéler l'âme collective d'une entreprise, cela reste favorable." […]

«Rappelons d'abord que le storytelling n'invente pas un mythe; il met à jour une part sensible qui a toujours existé dans l'univers des marques. Il suffit de voir ce que porte dans la mémoire collective une marque comme Michelin, ou de se souvenir de ce que l'Institut de la qualité de l'expression a vécu, il y a déjà dix ans, avec la campagne Legrand. À l'époque, nous avions demandé à huit grands écrivains (Amélie Nothomb, Tahar Ben Jelloun, Yann Queffélec, etc.) de réenchanter le monde de l'électricité. Les nouvelles qu'ils rédigèrent magnifièrent la magie de l'électricité: l'effet que produit la lumière à distance, un nouveau mode de vie qui libère de bien des contraintes. […]

«À l'heure du développement durable, les entreprises sont tenues de prendre la parole dans les domaines les plus divers, avec comme risque l'éparpillement et la dissolution. Or le storytelling apporte du sens. Il offre par sa technique une structure qui permet d'exprimer parfois la chronologie, les points-clés, les étapes de développement et favorise ainsi une compréhension progressive, par paliers. Oui, le storytelling est une technique d'écriture douée de pédagogie.

«Il peut alors devenir le véhicule de ce supplément d'âme dont le monde moderne a soif. Les entreprises ont-elles une âme?, demandait dès 1990 le philosophe Alain Etchegoyen. On peut oser répondre oui, parce que l'entreprise fait aujourd'hui une place à la citoyenneté, à l'éthique et à l'esthétique. L'entreprise veut créer une relation de connivence avec ses publics sans sombrer, comme un passage obligé, dans l'expertise. Si elle est souvent guidée par un souci d'image, cette éthique, cette âme, cette sensibilité sont autant de chances de déployer un storytelling constructif dans l'entreprise. […]

«Bien mené, le storytelling peut apporter du sens à la prolifération des écrits et des registres de discours variés. Il peut accompagner le redéveloppement souhaitable d'une qualité de l'expression désormais malmenée dans le monde pressé de l'entreprise. Plus largement, il peut redonner du contenu à une communication qui s'est peu à peu vidée de sa chair. Oui, il y a donc urgence pour retrouver une harmonie qui exige le juste équilibre entre le fond et la forme. […]

«Dès sa création, l'Institut a travaillé avec des linguistes, des ethnologues, des professeurs de français, des scénaristes, de manière à établir une chaîne de production de l'écrit qui peut harmoniser les différentes fonctions du langage instaurées par Roman Jakobson. Ainsi, le diktat de la parole de l'expert ne règne plus en maître. Il faut aussi s'intéresser à part égale au sensible, à la poésie, sans oublier la fonction phatique qui permet de relier l'émetteur à son auditeur. […]

«Les histoires ne remplacent pas l'expertise, et l'émotion n'est en rien contradictoire avec les arguments, la démonstration ou les preuves. Les arguments d'autorité, de cadrage, de communauté et d'analogie doivent successivement, voire parallèlement, s'adapter aux différents écrits de l'entreprise: financiers, institutionnels, internes, externes, développement durable… La capacité rhétorique pour renforcer l'impact d'une image n'a donc jamais été autant d'actualité. Une entreprise peut alternativement avoir besoin d'émotion, de rêve, de discours cohérents, d'autorité et d'affirmation, ou de tout cela en même temps. Dès 1998, Nathalie Conte me présentait comme un conseiller en expression. Mais n'est-ce pas là un titre possible pour les directeurs de communication à venir?

«Il faut enfin évoquer la nouvelle situation imposée par l'explosion médiatique. Aujourd'hui, peu importe ce que l'on communique, l'important est de communiquer tout court. Il faut impérativement mettre en scène son discours. Sur le Web, tout doit être scénarisé pour capter son récepteur. On ne peut pas se contenter de composer une histoire plate, surtout pas au moment où la 3D triomphe. Il faut du relief.

«Ainsi, ne méprisons pas le storytelling car, comme le souligne Yannick Jaulin, "si on ne raconte pas le monde, il disparaîtra"; mais un storytelling bâti avec doigté et dosage: l'entreprise doit conter un récit qui illustre son identité, ses équipes et ses atouts avec le juste style et la juste métaphore. Cette histoire qui transforme et grandit peut être vraie… mais méfions-nous de celles qui mentent; sachons distinguer la bonne histoire, reflet de l'âme d'une entreprise ou d'un combat politique légitime, de celle manipulatoire et fallacieuse; portons attention à "l'impérialisme narratif", notamment dans les discours politiques et économiques puisque l'on sait désormais grâce à l'ouvrage Storytelling que les histoires ont aussi "le talent de constituer une réalité". Mais, pour autant, ne perdons pas cette liberté de plume qui devrait nous affranchir d'une écriture trop souvent contrainte dans le monde économique et managérial. […]

«Pourquoi l'histoire est-elle nécessaire? Pourquoi a-t-elle une raison d'être en entreprise? Parce qu'on ne peut rester impassible face à une histoire. Une histoire éveille l'intérêt et suscite l'émotion. Le storytelling, c'est l'art de maintenir un suspense pour tenir son lecteur en haleine. […] L'archétype est à la base du récit, enseigne Robert McKee, scénariste américain et storyteller de renom. L'histoire qui ne dépasse pas le cadre individuel pour épouser l'universalité de la condition humaine risque fort de lasser les auditeurs. L'histoire implique également un thème fondateur pour que le lecteur se relie à des références communes. […]

«Pour nous, en effet, l'histoire juste, quelle qu'elle soit, met en scène les éléments qui structurent l'humain: les rites, les passages, la mort. C'est pourquoi, en suivant l'évolution d'une narration, un lecteur comprend les réalités de la vie. L'histoire agit alors comme une maïeutique. De même que Socrate faisait naître la vérité dans l'esprit de ses disciples, les récits mettent en scène des situations qui éveillent le questionnement. […]

«Dans des tableaux artistiques de tendance, je collecte et sélectionne désormais à la demande des marques, les mots les plus courants ou les plus étonnants qui "coagulent" l'actualité de leur année au travers de thèmes majeurs. Ces collages peuvent être exposés ou diffusés sur le Web. Ces mots assemblés représentent un concept global que je dispose alors en un collage qui reflète une idée principale au travers d'une image qui reflète l'idée. […]

«Tel le Digital Storytelling Theatre de Coca-Cola à Las Vegas, nous sommes en train d'assembler une histoire au travers d'images sémantiques et artistiques accompagnées de courts messages. Cette scénarisation texte/image raconte de façon ludique la conception du conseil selon les continents et les cultures pour ce leader mondial de l'audit et du conseil. Le Digital Storytelling Theatre de Las Vegas qui raconte des histoires et qui parle, par texte et image, de la mémoire de la marque et de ses grands moments, va encore plus loin puisqu'il demande aux promeneurs de laisser leurs mots en quelque sorte, leur empreinte… Quel magnifique boucle! Les consommateurs coécrivent en quelque sorte l'histoire de Coca-Cola, marque mythique.

«Nous sommes au début de tout ce que l'univers digital va nous permettre d'inventer pour magnifier le monde de la consommation. Le cousinage du texte et de l'image ne fait que commencer... Conteurs et marchands d'images, votre temps est arrivé!»

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.