Nombre de marques ont eu l'occasion de s'exposer dernièrement dans des musées. Une vitrine idéale pour mettre en avant leur patrimoine et leur histoire, mais cette association marques-musées fait débat.

«Parce que Pierre Bergé l'a souhaité…» Voilà une des raisons – éloquentes – avancées par Gilles Chazal, directeur du Petit Palais, pour expliquer pourquoi ce musée de la ville de Paris a décidé d'accueillir, pendant six mois en 2010, la rétrospective Yves Saint Laurent, collection unique de 300 pièces prêtées par la Fondation Pierre Bergé. Comme pour quelques autres expositions, accueillies par des musées parisiens, mettant en avant le patrimoine de marques, le sujet fait débat.

Yves Saint Laurent, Bulgari, la SNCF, Louis Vuitton, Playmobil, Hermès, Electrolux, Gallimard, Vilac, etc., ces marques très diverses ont un point commun: ces derniers mois, elles se sont exposées dans des musées, souvent parmi les plus prestigieux. Un écrin inespéré.

Le phénomène n'est pas nouveau, mais ces expositions de marques, qui mettent en avant leur histoire et leur patrimoine, se sont sensiblement multipliées dernièrement. Et ce n'est pas fini. A partir du 8 février, le musée du Quai Branly va accueillir l'exposition L'Orient des femmes vu par Christian Lacroix. En mars, la Bibliothèque nationale de France (BNF) mettra à l'honneur Gallimard, qui fêtera «un siècle d'éditions». En juin, le Louvre présentera une exposition sur le thème «peintres et papiers», conçue avec… les papiers Canson.

Les musées justifient ce genre d'opérations par l'attrait du grand public pour des marques qu'ils connaissent depuis longtemps, qui font partie de leur éducation, de leur culture, voire de leur propre histoire. Il est vrai que l'ancienneté de certaines de celles-ci peut légitimer une rétrospective.

C'est le cas de l'exposition du joaillier italien Bulgari, qui s'est tenue sous la nef du Grand Palais pendant les fêtes de fin d'année. Itinérante – elle a commencé à Rome en 2009 – elle visait à «célébrer les cent vingt-cinq ans de Bulgari et à faire connaître la marque au grand public français. C'était la première fois que nous accueillions une exposition patrimoniale. Mais nous n'étions pas dans une logique de marque», tient à préciser Marjorie Lecointre, directrice des manifestations et des événements du Grand Palais. «Il s'agissait de témoigner d'un métier d'art ancien, un artisanat, qu'il faut défendre face à la mondialisation», justifie Loïc Challier, président de Mécénaction, agence-conseil en mécénat. Pour l'exposition autour du centenaire de Gallimard que s'apprête à accueillir la BNF, «il s'agit davantage d'une maison d'édition que d'une marque, souligne également un porte-parole de la BNF. A cette occasion, nous allons exposer nos manuscrits rares, des épreuves corrigées d'écrivains et des films d'entretiens de l'INA [Institut national de l'audiovisuel] avec des auteurs». Alban Cerisier, directeur des fonds patrimoniaux chez Gallimard, ajoute: «Notre histoire rejoint le patrimoine littéraire collectif, elle appartient à l'imaginaire collectif et peut concerner tout lecteur.» Sans compter qu'une idée d'exposition clés en main et préfinancée est aussi parfois providentielle pour un musée qui a des trous dans son programme.

Montrer la vitalité de la marque

Pour les marques, le bénéfice du point de vue marketing est évidemment garanti, bien plus que par de traditionnelles opérations de mécénat culturel. C'est follement dans l'air du temps: une exposition est l'occasion rêvée pour une marque de retracer son histoire, en surfant sur une sorte de «marketing de la nostalgie», «storytelling» oblige! «Depuis quelques années, les marques retrouvent l'intérêt de se créer des valeurs. En communication, on voit cette vogue de la publication des livres d'entreprises, écrits par des journalistes ou des historiens. Comme celui sur les cheminots SNCF, publié parallèlement à la tenue de l'exposition de la SNCF Les Français vus du train, dans les jardins du Luxembourg fin 2010», raconte Éric Dutertre, président de l'agence Excel (TBWA), spécialisée dans «l'engagement sociétal et la collecte de fonds».

Rien de tel, aussi, pour enrichir son image. «Une marque exposée regagne en capital symbolique, en valeur esthétique, en immatériel. Exposer des histoires, des emblèmes, montre la vitalité d'une marque», estime Pierre-Louis Deprez, président de BEC Institute (Kaos Consulting). Un capital particulièrement bienvenu pour des marques de jouets ou de textiles confrontées à la concurrence chinoise.

De même, pour l'inauguration de son magasin emblématique Motorvillage sur les Champs-Élysées, en juillet dernier, Fiat a mis en place une exposition célébrant les cent onze ans de la marque automobile. «Il s'agit d'humaniser le groupe, en racontant son histoire, celle de la famille Agnelli, dont l'arrière petit-fils dirige maintenant Fiat», explique Cyril Billard, responsable marketing de Fiat France.

En s'installant dans un prestigieux musée qui les consacre, faisant d'un jouet ou d'un sac une œuvre, les marques s'assurent un retour sur image unique. «La marque est théâtralisée, mise en scène dans un musée. Un produit banal, comme un Playmobil, accède à un lieu réservé à des œuvres rares. Cela permet aussi à l'entreprise de retracer le processus de création de ses produits, ce qui fait sa spécificité, comme Hermès, qui existe depuis 1837», décrypte Pierre-Louis Deprez, de BEC Institute. «Lorsqu'elles retracent l'histoire et le savoir-faire d'une marque, les expositions permettent au public de redonner un sens ou de la valeur, en termes financiers, mais surtout émotionnels, à leurs intérêts ou à leurs achats, et de s'approprier davantage les valeurs de la marque en créant un lien avec celle-ci sur le long terme», déclare Gisèle Cormier, directrice commerciale de l'agence M2M (Omnicom Media Group), en charge de Bulgari en France. «Quant à la marque, cela lui permet d'offrir du contenu, une partie de son histoire, de ses secrets», ajoute-t-elle. Autre atout pour la marque, créer du désir chez le client potentiel. «Tout le monde ne peut pas s'offrir un sac Kelly de chez Hermès, mais une exposition rend le rêve accessible», indique Pierre-Louis Deprez.

Les musées doivent trouver de nouvelles ressources

Certains musées se sont spécialisés dans l'accueil d'expositions de marques ou ont ouvert des espaces propres. Ainsi le musée des Arts décoratifs, dont l'histoire est liée à celle de l'industrie. «Le musée a été créé par des industriels, nous avons toujours allié art et industrie et montré qu'il y avait une histoire, une évolution sociétale derrière des produits», résume Réjane Bargiel, conservatrice des collections publicité du musée.

Coup sur coup, deux expositions consacrées à des marques de jouets ont suscité l'engouement. En six mois, Il était une fois Playmobil, ouverte en décembre 2009, a accueilli quelque 150 000 visiteurs. Celle sur les cent ans des jouets en bois Vilac, ouverte le 18 novembre dernier, pourrait connaître le même succès, avec en moyenne 5 300 visiteurs par jours. D'autant qu'il y a derrière Vilac une belle histoire à raconter, ce qu'adorent le public: celle d'une PME nichée au fin fond du Jura, marque phare des jouets en bois des années 1970, rachetée il y a vingt-cinq ans et qui a connu une renaissance miraculeuse. «Je voulais présenter le jouet en bois comme un objet culturel et intemporel plus que comme un objet de consommation, et montrer notre savoir-faire», explique Hervé Halgard, PDG de Vilac, qui a lui-même démarché le musée avec cette idée. En pleine vogue vintage, ce dernier a déjà programmé une exposition Babar pour le mois de décembre.

La nef du Grand Palais, lieu d'exposition temporaire sans collections propres, a fait de la location de son espace une source de financement non négligeable. L'institution s'apprête même, ces prochains mois, à proposer ses galeries à la location. Dans le cas Bulgari (budget non communiqué), la marque a géré toute la mise en scène de l'exposition et financé sa campagne publicitaire, le Grand Palais assurant juste l'accompagnement technique.

Mais le sujet fait débat. «La proposition initiale d'une exposition peut-elle venir d'une marque? Une marque a-t-elle sa place dans un établissement public?», interroge Loïc Challier, de Mécénaction. Un article cinglant publié le 23 octobre dernier sur le site spécialisé La Tribune de l'art pointait «les expositions ambiguës des musées de la ville de Paris», évoquant notamment celle consacrée à Louis Vuitton accueillie par le musée Carnavalet et la rétrospective Yves Saint Laurent au Petit Palais.

Gilles Chazal, directeur du Petit Palais, ne se souvient pas du budget de la manifestation: «Les chiffres, ce n'est pas mon truc.» De fait, tout a été pris en charge par la Fondation Pierre Bergé et par Paris Musées, émanation directe de la mairie de Paris, chargée de produire les expositions de la capitale.

Les subventions publiques s'amenuisant d'année en année, les établissements culturels doivent trouver de nouvelles ressources. En décembre dernier, le Centre Pompidou signait avec l'agence Havas Sports & Entertainment, pour développer ses opérations de parrainage (lire Stratégies n° 1613).

Le musée des Arts décoratifs, quant à lui, au double statut public et privé, a une galerie des jouets, depuis 2006, qui a des partenaires à l'année, actuellement La Grande Récré. Quant aux marques exposées, «elles financent souvent une partie de l'exposition, comme cela a été le cas pour Vilac», précise Réjane Bargiel.

«En réformant le mécénat avec la loi de 2003 (1) , l'État a poussé les musées à aller chercher de l'argent auprès des entreprises. Certains acteurs du secteur craignent que cela ne remplace les subventions traditionnelles, voire que le mécène dicte sa loi», remarque Éric Dutertre, de l'agence Excel. Or, «le mécénat culturel s'écroule, avec une diminution de 20% du budget global en 2010, au profit de mécénats relevant parfois du parrainage déguisé, de RP», pointe, sans ambages, Olivier Tcherniak, président de l'Association pour le développement du mécénat industriel et commercial (Admical). Dans ce contexte, les musées risquent d'être moins regardants…

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