Benoît Sillard, PDG de CCM Benchmark Group, publiera le 13 mai chez Eyrolles-Éditions d’organisation Maîtres ou esclaves du numérique? - 2049: Internet, notre second cerveau. Nous publions ici des extraits du chapitre consacré aux questions relatives à la transparence.

[…] Depuis les années 2000 et le Web 2.0, on assiste à une vague sans précédent d'expression de soi sur Internet. Des centaines de millions de personnes ouvrent un blog, une page My Space ou Facebook, un compte Twitter, un profil sur des réseaux professionnels. Elles le font parfois de manière anonyme (c'est-à-dire avec un pseudonyme), parfois sous leur vrai nom. Même dans le cas de l'anonymat, leurs relations connaissent en général leurs vraies identités. Enfants, parents, amis, collègues... tout le monde peut ainsi espionner tout le monde. Les régimes totalitaires faisaient planer le spectre de Big Brother: nos sociétés démocratiques en réseaux sont-elles en train d'inventer les «Little Brothers»(1)? […]

Jadis, dans le monde non numérique, la vie privée était perçue sous l'angle du secret. Elle posait une barrière très étanche, en forme de choix binaire ou/ou: ou une information est secrète à l'exception de quelques proches (familles, amis), ou elle n'est pas secrète et potentiellement connue de tous. Internet fait évoluer cette conception de la vie privée comme dissimulation quasi totale: la vie privée à venir dépendra du réseau sur lequel nous échangeons et des personnes qui y ont accès. On aura donc différents niveaux de «privacy», c'est-à-dire de confidentialité des informations que nous donnons. La protection de la vie privée verra l'émergence d'outils permettant d'attribuer des degrés de confidentialité à chaque information livrée. […]

Si les individus exposent leurs vies privées sur Internet, c'est aussi qu'ils partent du présupposé que les pouvoirs ne doivent pas contrôler ce réseau. La question est donc en partie politique: elle concerne les règles de base de neutralité et de confidentialité dans le nouvel espace public qu'est devenu Internet. Toute innovation technologique comporte des changements, des risques ou des menaces. Il n'est guère utile de spéculer sur les hypothèses les plus noires: l'appareil photo et le caméscope n'ont pas transformé chacun en paparazzi, ni la voiture tous les chauffeurs en chauffards! La génération numérique grandit dans un nouvel environnement dont elle apprivoise les codes et elle identifie les dangers. Un autre spectre est régulièrement agité concernant la vie privée des individus sur le réseau: celui du ciblage et du profilage publicitaires. […]

Chaque navigation sur Internet laisse donc des traces qui peuvent être exploitées par le marketing. Certains n'hésitent pas à parler de «propagande», de «flicage» ou de «matraquage», notamment des mouvements virulents comme les Adbusters ou Casseurs de pubs. On peut cependant opposer à cette vision très politique et surtout très excessive un certain nombre de remarques de bon sens:

– l'essor des médias démocratiques (presse, radio, télévision) a été en grande partie possible grâce aux revenus publicitaires et l'Internet poursuit ce mouvement séculaire. La simplicité de production de l'information grâce aux outils numériques rend cette manne publicitaire moins indispensable, et explique que bon nombre de sites peuvent s'en passer. Ou recourir à d'autres modes de revenus, comme l'encyclopédie universelle Wikipédia;

– l'utilisation des données nominatives (identifiantes) est strictement encadrée par la loi et exige le consentement explicite de l'internaute (opt-in);

– les navigateurs (Safari, Firefox, Chrome, etc.) permettent à tout internaute d'accepter ou non les cookies de tracking (primaires ou tiers), de les consulter sur le disque dur, de gérer leur durée de vie, de déclarer certains domaines où ils ne les acceptent pas;

– les développeurs mettent au point des applications qui permettent d'éliminer les publicités intempestives (Ad Twart pour Chrome, Ad Block Plus pour Mozilla);

– une partie des internautes considèrent les publicités ciblées comme des informations à part entière puisque contrairement aux annonces «aveugles» des anciens médias de masse, elles sont souvent adaptées à leurs centres d'intérêt et leur signalent des opportunités;

– la critique de la toute-puissance de la publicité repose un postulat dépréciateur et contestable: l'être humain serait une sorte de marionnette stupide, influençable par n'importe quel signal de son environnement. Cette vision est contredite par l'observation du comportement réel des consommateurs […].

Si les stratégies marketing des entreprises soulèvent des inquiétudes, ce n'est rien par rapport aux évolutions attendues de l'ère numérique. L'une fait beaucoup parler d'elle: l'Internet des objets. De quoi s'agit-il? Un exemple simple le fera comprendre: avec l'application Sekai Camera sur un Iphone (ou autre téléphone à géolocalisation), vous pointez dans la rue votre mobile en direction d'un restaurant et vous pouvez obtenir la carte, les places disponibles, les avis d'autres mobinautes. Et demain, vous pourrez dans le même temps vérifier la fraîcheur des aliments en cuisine!

L'Internet des objets désigne la rencontre du monde numérique et du monde matériel dans un même espace d'information: le réseau virtuel fusionne avec le réseau réel. Dans le système aujourd'hui le plus répandu (EPC Global), des puces RFID (Radio Frequency Identification) sont intégrées dans tous les objets possibles et imaginables de l'environnement, et elles envoient des signaux, sur plusieurs niveaux de fréquence. Ceux-ci peuvent être captés par des lecteurs (l'Iphone dans le cas de Sekai Camera) ou envoyés à des serveurs qui traitent l'information à partir de logiciels spécifiques (middlewares).

L'Internet des objets ne manque pas de soulever les inquiétudes. Le journaliste et essayiste Michel Alberganti les résume (Sous l'œil des puces. RFID et démocratie [Actes Sud, mars 2007]): «Quelle société engendrera une telle généralisation de systèmes d'espionnage de la vie privée? Que restera-t-il des libertés individuelles? Le spectre de Big Brother est-il en train de ressurgir sous la forme de Small Brothers?»

Comme pour l'exposition de la vie privée sur le réseau social, ces avancées suscitant les craintes des aînés sont pourtant plébiscitées par les plus jeunes. Ainsi, les services de géolocalisation comme Loopt, Yahoo Fire Eagle, Friend View ou Google Latitude, permettant à chacun de localiser ses amis ou des parents connectés, connaissent déjà un vif succès. Comme le remarque Mathieu Josse, «les “digital natives” [...] ont déjà intégré ces nouveaux rapports sociaux, effrayants pour la génération précédente» (Slate). En fait, comme le rappelle Daniel Kaplan (fondation Internet nouvelle génération) s'insurgeant contre le rapprochement entre des fichiers policiers (Edvige) et des nouveaux usages sociaux d'Internet (Facebook), on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur les finalités. […]

L'Internet des objets sera l'une des grandes avancées du réseau dans les prochaines années, démultipliant les possibilités d'usages des internautes et surtout des mobinautes.
La multiplication des «bases de données» ne peut pas être simplement dénoncée en tant que telle, par une sorte de réflexe pavlovien: tout dépend de l'usage qui est fait de ces données et de leur condition d'accès. La connexion du réseau physique et du réseau virtuel à travers les puces RFID (ou autres technologies en incubation) ne remet pas en cause le droit à la vie privée, qui relève en dernier ressort du choix politique des démocraties, c'est-à-dire des lois relatives à la conservation et la confidentialité des données. […]

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