L'année des médias 2011
Atteintes à la vie privée, défiance, voire ennui... Ils sont de plus en plus nombreux à quitter les Facebook et autres Twitter. Qui sont les Greta Garbo du Web?

Les premiers symptômes sont apparus de manière insidieuse. «Le matin, je me levais, et je postais un billet sur mon blog. Ensuite, j'en faisais la promotion sur Twitter et Facebook. Puis, j'allais consulter les commentaires, j'y répondais scrupuleusement... L'engrenage de conversation permanente démarrait alors, et c'était parti pour la journée, voire la soirée... » Thierry Crouzet, auteur et spécialiste des nouvelles technologies, frémit en y repensant: «Je ne suis pas passé loin du burn-out. J'étais dans la compulsion, je commençais à développer des "tocs". Certes, je quittais mon écran pour pratiquer des activités sportives, mais uniquement afin d'être plus performant sur le réseau... Une vraie perversion.»

 

Un jour, Thierry Crouzet, encouragé en cela par son épouse, décide d'appuyer sur la touche «Escape». Une retraite de six mois, loin des blogs, loin de Facebook, loin de Twitter, loin de la boîte mail, démarre. Crouzet en profite pour écrire un livre: J'ai débranché: comment revivre sans Internet après une overdose (à sortir le 18 janvier, Éditions Fayard). Aujourd'hui, il n'a pas replongé. «Lorsque je me suis reconnecté sur les réseaux sociaux, j'ai eu l'impression que les autres continuaient à tourner en rond dans la même cour de récréation...»

 

Les réseaux sociaux ne se font pas que des amis. Sans aller jusqu'à la nausée, c'est une lassitude grandissante qui pousse les internautes à quitter les réseaux sociaux. Selon une étude de Lightspeed Search, 10,5% des inscrits en France ont décidé de faire une croix sur Facebook en 2011. Les causes du désamour sont comparables à celles d'une rupture amoureuse ou amicale «IRL» («in real life», dans la vraie vie): l'ennui est invoqué par 43% des 1 011 personnes interrogées. Par ailleurs, l'étude révèle qu'au-delà de Facebook, 42% des personnes interrogées ont considérablement réduit le temps consacré aux réseaux sociaux et sites de microblogging, qu'il s'agisse de Twitter ou encore du vétéran français Copains d'avant.

 

«Finalement, le plus cool, c'est de ne pas être présent sur les réseaux sociaux!» Les comiques américains Dan De Lorenzo et Ben Stumpf en rient encore. En juillet dernier, au moment du lancement de Google+, ils réalisent «The Man without a Facebook». Une vraie-fausse bande-annonce, inspirée d'un film de Mel Gibson, The Man without a Face. Ce dernier relatait l'histoire d'un homme mystérieux, reclus dans une cabane cachée dans la forêt. La parodie, qui reprend certains plans du film original, montre la curiosité effarée qui entoure un homme, qui a choisi de ne pas avoir de compte Facebook. Au village, on se méfie: «À quoi bon faire des choses si on ne peut pas poster des photos?» Une bonne âme vient à la rencontre de l'ermite, son ordinateur portable sous le bras. «Je peux vous aider à vous inscrire, si vous voulez», propose-t-il, charitable.

 

«Nous avons voulu dénoncer cette injonction permanente à apparaître sur les réseaux sociaux», expliquent Dan De Lorenzo et Ben Stumpf. «Autrefois, lorsqu'on décidait de prendre un peu de retrait par rapport à la vie sociale, on se voyait reprocher de ne plus venir dans les soirées. Aujourd'hui, on entend: "Mais pourquoi on ne te voit plus sur Facebook?"» Ironie des ironies: la vidéo de Stumpf et de De Lorenzo a été visionnée 500 000 fois... «et la plupart du temps sur Twitter et Facebook!», s'esclaffent les deux petits malins.

 

Outre-Atlantique, les rétifs au «social networking» ont un nom, qui désigne, par l'absurde, leur désir de ne pas être identifiés: ils sont surnommés les «No Names». Des vidéos, pour le moins virulentes, se multiplient. L'une d'entre elles, intitulée Why social media is shit?, ce qui se passe de traduction, énumère les raisons pour lesquelles il est urgent de tirer sa révérence numérique: fausses amitiés, mise en scène permanente de soi, absence de spontanéité, mort de l'introspection...

 

Luke Tipping, créateur du brûlot, n'hésite pas à convoquer le médecin et philosophe Albert Schweitzer: «En souhaitant atteindre la Lune, les hommes négligent de voir les fleurs qui s'épanouissent à leurs pieds.»

 

Brrrr. Serions-nous à ce point aliénés? Encore plus qu'on ne le croit, estime Sherry Turkle, professeur de sociologie au Massachusetts Institut of Technology (MIT). Dans son ouvrage Alone Together, elle évoque les effets néfastes des réseaux sociaux, presque aussi dévastateurs qu'une drogue. «La montée d'adrénaline est continue», observe Sherry Turkle. «Nous avons une petite poussée de dopamine à chaque fois que nous faisons une connexion.» Du coup, «par rapport à une centaine de "retweets" et une avalanche de commentaires une seule conversation pendant le dîner semble terriblement ennuyeuse.»

 

La privation de liberté, la dégradation du libre arbitre, ne sont pas uniquement ressenties comme psychologiques. «On trouve surtout les "abandonnistes" de Facebook chez les plus de 35 ans, beaucoup plus sensibles à la problématique de la protection de leur image, et moins "fans" des médias sociaux et du Web en général», remarque Emmanuel Vivier, ex-cofondateur de Vanksen et spécialiste du webmarketing. De fait, dans l'étude de Lightspeed Search, l'inquiétude au sujet de l'utilisation des données personnelles sur le réseau est citée par 23% des sondés.

 

Didier Sanz, journaliste spécialisé dans l'informatique, Internet et le multimédia, en fait partie: «Sur Facebook, c'est l'identité de l'entreprise qui m'exaspère le plus, lâche-t-il. Je ne supporte pas le cynisme de Mark Zuckerberg, qui joue les pionniers visionnaires tout en utilisant des méthodes anti-humanistes. Cela donne une mauvaise image du Net, qui est un système ouvert et n'a pas vocation à être enfermé dans une architecture propriétaire.»

 

Bigre. Doit-on s'attendre à un exode massif hors des réseaux sociaux? «Une étude Forrester, sortie en octobre dernier, montre que les internautes sont de moins en moins négligents quant à leurs données personnelles sur le Web», rappelle Grégory Pouy, directeur médias au sein de l'agence interactive Nurun.

 

«Ce que l'on vit actuellement, c'est tout simplement l'entrée dans la maturité des réseaux sociaux. Les réseaux sociaux répondent à un besoin tellement fondamental qu'il n'y a aucune raison qu'ils ne perdurent pas», estime Sébastien Genty, directeur général adjoint en charge du planning stratégique de DBB, qui a réalisé une étude, en septembre 2011, intitulée Facebook: qui sont les fans des marques?

 

Pour endiguer les départs et pour combattre l'ennui, il s'agit désormais, selon Sébastien Genty, de développer les plates-formes de jeux vidéo sur les réseaux sociaux: 52% des utilisateurs jouent sur Facebook. «Le jeu répond à un besoin encore plus fondamental que les relations sociales», estime le planneur. Des «likes» et des jeux...

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