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Dans le livre Humain, qui vient de paraître chez Flammarion, Monique Atlan et Roger-Pol Droit ont entrepris un tour du monde des grands laboratoires de recherche où est étudiée la relation entre le cerveau et la machine. Interview.

Pour vous, l'intelligence artificielle n'est qu'une métaphore du cerveau qui, lui, reste lié à un «corps émotif». Mais que dire des outils d'intelligence artificielle, comme le système de commande vocale Siri, qui sont déjà des extensions de notre corps? N'y-a-t-il pas un risque de désinvestir le champ de la mémoire au profit du stockage des données?

Roger-Pol Droit. Dans les années 1970-1980, on a rêvé de parvenir à créer une intelligence autonome sur le modèle de la nôtre en reproduisant dans une machine les capacités de calculs attribués à notre cerveau. Ce qui a changé ensuite, c'est qu'au lieu de vouloir faire un cerveau humain bis, on s'est plutôt attaché à faires des tâches séparées. C'est-à-dire qu'on a aujourd'hui, non pas une intelligence artificielle unique mais plutôt des machines qui, en fonction de tâches données, opèrent soit de la reconnaissance vocale, soit de la biométrie, soit de la reconnaissance de visages, etc. Le reproche sur le désinvestissement de la mémoire individuelle est très ancien. Platon reproche à l'écriture de nous empêcher de retenir les choses. Descartes avaient les mêmes griefs vis-à-vis du livre. Dès qu'on a eu des capacités de stockage des données, on a dit qu'il serait moins nécessaire de les retenir. C'est un faux problème. Finalement, nous retenons où se trouve le dossier plutôt que le contenu du dossier. Après tout, cela suffit. Ce n'est pas une catastrophe. Et il est très bien que nous ayons plus de données en stock que notre cerveau ne peut en retenir.

 

A l'ère de l'ordinateur, vous dîtes qu'on se souvient moins des données que du lieu où on les archive et du chemin pour les atteindre. Est-ce que le meilleur moyen de mémoriser ou d'aider à mémoriser un message, c'est de s'attacher au chemin qui mène à lui?

Monique Atlan. Ce que nous apprennent les sciences cognitives, c'est qu'effectivement le chemin s'impose tant se complexifie la relation entre un émetteur de message et un récepteur. Dans la perception qu'un individu se fait du monde extérieur, il faut imaginer une relation au message plus complexe avec une part d'intervention active de celui qui reçoit le message et non pas quelque chose de plus passif qui ne serait que récepteur. Le chemin, c'est le tracé de l'élaboration de notre relation au monde extérieur et qui est singulier, inédit pour chacun d'entre nous.

 

L'essayiste Nicolas Carr a posé la question: «Google nous rend-t-il stupide?». On est de plus en plus multitâche mais on perd en capacité de concentration, quitte à gagner en association d'idées. Cela ne rend-il pas le cerveau plus proche de l'intelligence artificielle?

M.A. Nicolas Carr a intuitivement raison mais il ne peut pas démontrer ce qu'il dit. Personne n'est arrivé à démontrer l'effet réel d'Internet sur notre façon de penser. Le neurobiologiste Antonio Damasio y travaille mais nous n'avons pas, pour l'instant, de résultats concrets. Peut-être que ce qu'on perd en concentration, on le gagne en capacité de création d'inédit par rapport à des associations qui n'auraient pu être mis en œuvre avec un matériau de départ moins riche. Il y a aussi un rapport au temps présent : on perd de vue ce qui se passe derrière nous, et nous n'arrivons pas à projeter ce qui va arriver. Nous sommes dans un temps en suspens.

 

R-P.D. En ce domaine, on a plus des représentations ou des jugements de valeur que des connaissances. Cela nous conduit à être technophile ou technophobe et je me méfie autant de l'un que de l'autre. Dans cette enquête, nous avons essayé de ne verser ni dans l'idée assez courante de l'apocalypse, ni dans celle de paradis assurés.

 

Mais ne voit-on pas de plus en plus de gens connectés qui refusent de se sentir esclaves de la technologie?

M.A. Le temps de la fascination s'efface peu à peu mais il y a une création permanente de nouveautés qui réexcite cette fascination.

 

R-P.D. En tant que philosophe, je crois que le travail de la philosophie est d'apporter des questions aux réponses qui sont déjà là. Ce qui se perd en partie dans le règne de Google, c'est l'idée que nous pourrions garder les questions, les creuser, les approfondir, les cultiver.... Je le vois avec mes étudiants de Sciences Po qui sont très intelligents mais qui ont ce remarquable défaut de vouloir des réponses.

 

Dès lors que le «cloud computing» nous conduit à sous-traiter nos données dans les «nuages», n'y-a-t-il pas le risque que notre histoire individuelle ne nous appartienne plus?

M.A. C'est d'abord un problème de contrôle éminemment culturel et politique : on prend le risque de transférer nos informations dans un endroit qui n'est pas très représentable : cette image de nuage est d'abord un dé-saisissement accepté de nos données les plus privées sans savoir auprès de qui on se dessaisit. Est-ce un abri une surexposition à risques ? On n'en sait rien.

 

R.-P.D. La conscience même qu'il y ait un risque semble avoir disparu. Sans vouloir jouer les prophètes de malheur, cette non-perception est liée à l'idée d'une paix immuable. Or, n'importe quel conflit international rend les nuages menaçants. Le cyberpessimiste Evgeny Morozov, un chercheur d'origine russe qui occupe de bureau face à Francis Fukuyama à Stanford, montre au contraire qu'Internet remplit des fonctions policières de surveillance, avec de la désinformation possible. C'est un champ de lutte et de confrontation qui ne se trouve pas en dehors du monde.

 

S'agissant du neuromarketing, est-ce que la connaissance du cerveau par l'IRM permet de mieux cibler le consommateur de masse  ?

M.A. Il y a un mirage des sciences cognitives dont il ne faut pas se rendre prisonnier : c'est de croire que le fait de voir tout ce qui se passe dans le cerveau permettra de connaître ce qu'est la pensée reliée au corps. Or on sait très peu de choses sur le cerveau - à peine 5%. Que le neuromarting tente de s'imposer avec l'idée qu'on en sait beaucoup et qu'on peut suivre le tracé de tous les désirs du consommateur me paraît une illusion dangereuse. Il est dangereux de s'en tenir à une telle représentation de l'humain : quelqu'un dont on pourrait connaître tout à l'avance. Les études marketing suivent le consommateur dans l'après-coup et il restera  toujours une part d'inconnu sur l'après : le neuromarketing ne pourra pas tout maîtriser. Ou alors on a une vision très déterministe qu'invalide en partie l'autocommunication de masse, chère à Manuel Castells, car l'individu communicant récupère une part de liberté face au diffuseur du message.

 

R.-P.D. La grande illusion dans laquelle il est facile de tomber, c'est de s'imaginer que parce qu'on connaît des choses nouvelles, elles expliquent tout. On oublie alors la limite de nos connaissances. Ce qui est vrai, c'est que l'intelligence se modifie par l'intensification des communications. Mais l'intelligence collective n'est pas nouvelle. Aristote a inventé l'idée de «l'intellect agent», selon laquelle notre intelligence individuelle n'est qu'un élément d'une intelligence globale. On peut se dire aussi que chaque individu pense à l'intérieur d'un moment de l'humain. 

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