Medias
Entre le lynchage de célébrités et la mise en scène de conflits entre personnalités, les médias, via les réseaux sociaux, se font caisses de résonance de polémiques parfois dérisoires.

Comme un effet domino, un jeu de ball-trap où l'on défouraille dans tous les sens. Le 20 février, la parution par LeNouvel Observateur des meilleures feuilles de Belle et Bête, ouvrage autofictionnel de Marcela Iacub sur sa liaison avec DSK, faisait jaillir des torrents de fiel. En n'épargnant personne de ses remugles: DSK? «Un être "mi-homme mi-cochon"», selon l'écrivaine. Iacub? «Son livre devrait être dans les cabinets d'aisance dont on devrait pouvoir faire l'usage intime de son choix», grinçait Jean Veil, avocat de Dominique Strauss-Kahn. Le Nouvel Obs, première caisse de résonance du livre à scandale? «L'information n'est pas une marchandise comme les autres. Elle ne doit jamais se vautrer dans la fange des soues où se vautrent certains cochons», s'offusquait le SNJ-CGT.

N'en jetez plus. La nausée guette. «Encore une fois, sur l'affaire DSK-Iacub, la sphère médiatique a immédiatement embrayé, créant une nouvelle tempête - dans un verre d'eau?, s'interroge Patrick Eveno, historien des médias. On finit de manière générale, par amplifier de microscandales qui n'auraient pas passé la rampe autrefois.» Nouvelle illustration d'un phénomène que le sociologue des médias Cyril Lemieux décrit ainsi: «L'actualité est désormais davantage produite par le système médiatique que par un média: les rédactions sont de plus en plus soumises à l'impératif du buzz, l'injonction à générer de la reprise.»

 

Hollande, Royal, Depardieu...

Le chercheur était l'un des invités, le 18 février, d'une soirée organisée par Télérama, au Théâtre du Rond-Point, intitulée «Le goût du lynchage». Aux côtés du sociologue, la philosophe Myriam Revault d'Allonnes, mais aussi les chroniqueurs Sophia Aram et Nicolas Bedos. En question, le fameux «bashing» (de l'anglais «to bash», cogner), notamment popularisé par les «unes» sans aménité des news magazines sur François Hollande et son gouvernement: Le Point et son «On arrête avec les bêtises?», L'Express et ses «Cocus de Hollande», le «Sont-ils si nuls?» du Nouvel Observateur... «Sans oublier les tirs de pigeon dont ont été l'objet Dominique Baudis, Raymond Domenech, Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy et, récemment, Gérard Depardieu», rappelait en préambule du débat la directrice de la rédaction de Télérama, Fabienne Pascaud.

De quoi le «bashing» est-il donc le nom? «Cette violence sacrificielle ressoude la communauté dans une société habitée par l'imaginaire de la ressemblance, dans laquelle on ne reconnaît pas la grandeur du différent, et qui facilite le discours dénigrant», estime Myriam Revault d'Allonnes. Et la philosophe de citer un extrait de De La Démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville, vertigineux de modernité: «Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort du rang et qui parvient en peu d'années à la richesse et à la puissance; ce spectacle excite leur surprise et leur envie; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd'hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c'est avouer qu'eux-mêmes sont moins vertueux ou moins habiles que lui. Ils placent donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. Il s'opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, de dignité et de succès, d'utilité et de déshonneur.»

 

Théâtre de violences

Plus grande est l'envie, plus impérieux est le désir de salir. Mais le lynchage revêt aussi, comme le rappelle Cyril Lemieux, une fonction sociale. «Le sociologue Max Gluckman rappelait, dans les années 1960, les trois fonctions du "gossip", du commérage, y compris dans les sociétés primitives: il rappelle les normes partagées dès lors que l'on désigne ceux qui les ont enfreintes, il met en danger les dominants par les challengers, et récrée l'unité au sein du groupe.» Quitte à, comme le craint Myriam Revault d'Allonnes, «substituer à la critique légitime une incapacité à maîtriser ses pulsions, ses affects».

 

Car le bac à sable médiatique peut être le théâtre de violences, parfois difficilement contenues. Ou quand le clashing succède au bashing... Pendant plusieurs mois, les médias ont ainsi relayé jusqu'à l'absurde les algarades entre trois rappeurs, Booba, La Fouine et Rohff. Chacun se traite, en substance, de fillette, avant de se promettre les derniers outrages par musique ou tweets interposés... L'affaire se terminera par un assaut rien moins que virtuel: deux balles de 22 long rifle dans la voiture de La Fouine, le 4 février à l'aube.

Il est vrai que le milieu du rap est coutumier de ce genre d'échanges fleuris. Tout comme le rock, qui fut le théâtre de haines tenaces et très marketées, telles celles des groupes Oasis et Blur dans les années 1990. Mais «ces "clashs" se sont multipliés avec l'apparition des réseaux sociaux», remarque François Jost, spécialiste des médias et professeur à la Sorbonne Nouvelle. «De plus, les conflits sont à la base de tout récit, et les journaux sont en demande de conflits: on parle alors de "polémiques".»

Dans les années 1950-1960, précise Patrick Eveno, «les journaux eux-même se faisaient la guerre par éditorialistes interposés: on se souvient des joutes entre Hubert Beuve-Méry du Monde et Pierre Brisson, du Figaro». Autre cas fameux de clashs de presse: l'antagonisme entre Positif et les Cahiers du cinéma. Dans les années 1950, Positif traite François Truffaut, membre éminent des Cahiers, de «fasciste», qui riposte «Faute d'avoir des idées, ou peut-être de savoir les exprimer à Positif, vous vous gargarisez des mots.» Anecdote savoureuse, rappelée par Cyril Lemieux, «longtemps, il a existé, dans les salles de rédaction des salles d'armes pour régler les problèmes d'honneur. Après 1914, elles n'existent plus: la pratique du duel disparaît, remplacée par les procès». Cette même année, Henriette Caillaux, épouse du ministre des Finances, tuait encore à coups de révolver Gaston Calmette, le directeur du Figaro, pour une série d'articles mettant en cause son honneur et celle de son mari.

En 1967, la dernière passe d'armes connue est celle de Gaston Defferre. Le député avait traité son collègue René Ribière d'«abruti» dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. L'homme demanda réparation par le fer, alors que Defferre prévient qu'il ne s'arrêtera pas au premier sang. Ribière s'en tirera perdant, mais avec une simple estafilade. Avant l'ère Twitter, les clashs n'étaient pas dépourvus de panache.

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