télécoms
Pour n’avoir pas su communiquer et se renouveler, la firme canadienne a perdu sa place et tente désormais de renaître de ses cendres.

En l'espace d'une dizaine d'années, le téléphone de Wall Street est devenu celui des «townships». Conçu au départ pour les cols blancs de la finance new-yorkaise, le smartphone Blackberry est désormais celui d'une majorité de Sud-Africains. Parmi les 10 millions de smartphones vendus en Afrique du Sud jusqu'en 2012, 4,8 millions environ sont des Blackberry, la marque numéro un dans ce pays, selon le cabinet d'études World Wide Worx. Dans beaucoup de pays émergents, le Blackberry est d'ailleurs synonyme d'accès à l'e-mail et aux réseaux sociaux.

Mais ce succès et cette démocratisation ne masquent pas de graves déconvenues en Occident. Alors qu'il était en avance sur ces concurrents jusqu'au milieu des années 2000, Blackberry n'a pas su faire fructifier ses avantages technologiques. Résultat, une année 2012 catastrophique, ponctuée par le retrait des fondateurs et un désamour grandissant des consommateurs, mis au jour par un article du New York Times. «J'ai honte de [mon Blackberry]», avoue une commerciale de Los Angeles au quotidien américain. En réunion d'affaires, elle cache son smartphone sous son Ipad de peur que ses clients ne le voient et ne la jugent ringarde. «Aux Etat-Unis, les gens pensent que Blackberry est une vieille marque mourante, raconte Jeff Kagan, analyste spécialisé dans le high-tech. Heureusement, il en va différemment dans d'autres pays.»

Un chiffre illustre l'inexorable chute de Blackberry. En 2009, son système d'exploitation (OS) représentait 19,8% du marché mondial des smartphones, tandis que Symbian (celui de Nokia) dominait avec 47% et l'IOS d'Apple (Iphone) s'affirmait avec 14,4%, d'après le cabinet d'études Gartner. Trois ans plus tard, en 2012 donc, Blackberry ne détient plus que 5,3% de parts du marché mondial des OS de smartphones, archi-dominé par Android (Google) avec 66,6%, et son dauphin IOS d'Apple (18,6%).

Quelles sont les causes d'un tel déclin? Il y a certes des raisons d'ordre technologique, mais peut-être aussi de marketing. «Dans le domaine des technologies, aucune entreprise ne peut dominer éternellement, analyse Jeff Kagan. Comme les vagues, leur vie est faite de cycles ascendants et descendants.»

«Crackberry»

L'histoire de la société canadienne Research in Motion (RIM), spécialisée dans la transmission de données sans fil, commence bien. En 1999, le lancement de son modèle 850 crée la sensation. «C'était le premier mail mobile, rappelle Frank Boulben, directeur marketing monde de Blackberry depuis mai 2012. A l'époque, il s'agissait d'une véritable nouveauté de pouvoir lire ses mails partout et de manière instantanée [technologie du “push-mail”].» Mais ce RIM 850 est un «pager» et pas encore un téléphone car il ne transmet pas de voix. Ce n'est qu'en 2002 que RIM commercialisera un véritable smartphone, le Blackberry 5810. La «mûre» est née!

Plus qu'un simple outil de travail, il devient un objet statutaire, très prisé à Wall Street et dans les hautes sphères de l'administration américaine. On lui donne le surnom de «Crackberry», car il est une petite drogue pour certains en raison de l'addiction aux mails et aux textos qu'il suscite. Les premiers «hyper-connectés» sont notamment des publicitaires. Dans un article paru dans Libération en février 2006, la directrice marketing de JWT Worldwide, Marian Salzman, lance un cri du cœur: «Pourrais-je vivre sans un Blackberry? Je traverserais certainement une période de claustration, accro comme je suis. Je crois que je me fixerais à ma chaise et que je limiterais mes déplacements.»

L'année 2006 est une année importante pour RIM puisqu'elle est marquée par le lancement du premier téléphone Blackberry conçu pour le grand public, baptisé Pearl, équipé d'un appareil photo et d'un lecteur multimédia. «Dès lors, de nombreux jeunes des pays occidentaux s'en sont emparés, tout comme les pays émergents», note Frank Boulben. Outre l'un des meilleurs claviers, tous smartphones confondus, l'atout de Blackberry réside dans son service de messagerie instantanée au tintement caractéristique, le fameux «Blackberry Messenger» (BBM).

«Dix ans en arrière, Blackberry était une entreprise totalement différente, rappelle Jeff Kagan. C'était l'un des leaders de sa catégorie et il n'avait pas à se soucier de publicité et de marketing car ses ventes ne cessaient de croître. Dans l'univers des smartphones, il n'y avait que trois acteurs de poids: Nokia, RIM et Palm.» Ses cofondateurs, Douglas Fregin et Mike Lazaridis, sont des ingénieurs passés par des filières scientifiques à l'université et pas des hommes de marketing. Cela a-t-il joué dans la construction d'une véritable identité de marque? «C'est probablement vrai, considère Jeff Kagan. Lors de l'arrivée d'Apple et de Google, avec Android, sur le marché des smartphones, Blackberry n'avait pas d'identité assez forte et son image ne se connectait pas, sur le plan émotionnel, aux utilisateurs de smartphones.» Même si RIM a pour agence attitrée BBDO et pour enseigne «lead» AMV BBDO, en dehors des Etats-Unis, son marketing est décentralisé. «La marque a connu un succès si fulgurant que la stratégie marketing était fragmentée et les approches différentes d'un pays à l'autre», détaille Frank Boulben.

La France a mis en lumière cette carence. Alors que l'Iphone et les smartphones Android commencent à changer la donne auprès du cœur de cible de Blackberry, les jeunes Français s'approprient contre toute attente les smartphones canadiens et leur BBM. «Aux Etats-Unis, le BBM n'a pas obtenu le même succès auprès des jeunes qu'en France, car les opérateurs avaient des offres de SMS illimités», observe encore le directeur marketing monde de la marque. Ce qui n'est généralement pas encore le cas à l'époque dans l'Hexagone, alors que le BBM permet d'envoyer textes, images et sons gratuitement… entre possesseurs de Blackberry. Cela crée une sorte d'effet viral chez les adolescents.

«Accrocher les jeunes sans froisser les adultes»

L'agence de communication Passage piéton a réalisé des opérations pour Blackberry, comme le lancement d'un modèle rose en partenariat avec la chanteuse Rose. «La marque essayait de se raccrocher à cette cible adolescente sans froisser sa clientèle plus adulte, explique Frédéric Lambert, directeur associé de Passage piéton. Même s'ils n'avaient pas de gros budget, ils n'ont peut-être pas saisi la formidable opportunité que cela représentait. Etait-ce dû à un manque de volonté au niveau international?» En 2010, une campagne de communication avec le jeune producteur de musique américain Diplo ne fera pas mouche.

Autre reproche fréquemment formulé à RIM, le manque d'innovation. «Dans la téléphonie mobile, il est très difficile de séparer le produit du marketing, glisse Frank Boulben. C'est l'innovation qui permet de construire une bonne image de marque. C'est pourquoi nous avons choisi de changer complètement de plate-forme technologique pour nos derniers modèles Z10 et Q10. Et j'ai unifié le marketing à l'échelle mondiale.» La nouvelle «mûre» sera-t-elle au goût des utilisateurs de smartphones ?

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.