Jean-Claude Guillebaud, écrivain et journaliste, décrypte les menaces qui pèsent sur l’information à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux.

Edwy Plenel parle de «démocratie de basse intensité» en France en considérant que les pouvoirs ne sont pas suffisamment sous le regard des citoyens. Il a tort?

Jean-Claude Guillebaud. C'est son point de vue. Je salue son travail, mais je ne suis pas d'accord avec lui sur le côté inquisitorial, policier du journalisme. La profession a fini par rendre hommage à Médiapart après les aveux de Jérôme Cahuzac. Mais il faudrait idéalement que tous les journaux soient des Médiapart, avec la même combativité. Chez nous, les enquêtes sont toujours mêlées de parti pris idéologiques. Il est vrai que la loi sur la presse de 1881 organise beaucoup plus la liberté d'opinion que celle de l'information. Nous pratiquons traditionnellement un journalisme plus déclamatoire, d'affrontement de grandes idées que factuel. J'ajoute que chez nous, il n'y a pas beaucoup de respect du journaliste, mais une volonté de quêter une respectabilité d'emprunt. Un journaliste économique sera tout content de déjeuner à la table de chefs d'entreprise. Il aura envie de s'identifier au monde qu'il couvre, comme un journaliste politique aura l'illusion d'appartenir à la société des puissants en interviewant des ministres. Pourtant, le journalisme est respectable en tant que tel. Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry ne dînait pas en ville et ressemblait plutôt à un paysan de Paris. Quand je travaillais dans ce journal, il était admis que l'on n'avait pas à attendre plus de quinze minutes car c'était Le Monde qui avait rendez-vous…

 

Twitter et les réseaux sociaux présentent-ils le risque d'une information illisible, qui mette sur un pied d'égalité des petits faits sans importance et de grands événements?

J.-C.G. Un risque énorme. Les nouveaux outils de la communication élargissent le champ de la liberté, crée une sorte d'agora publique permanente et remettent en cause les journalistes: ce sont là des points positifs. Mais ce qui m'épouvante, c'est qu'il y a une telle accélération du temps médiatique que la frontière devient de plus en plus floue entre la rumeur et l'information. Cette dernière doit être mûrie, recoupée, située dans un contexte… Or, je suis très inquiet de voir que les sites Internet des journaux sont tenus par de jeunes journalistes qui obéissent aux contraintes du Web. Il s'agit d'aller très vite, et de fonctionner à l'émotion… Cela se fait au détriment non pas nécessairement de l'investigation ou de l'information, mais de la réflexion et de l'esprit critique.

 

N'est-ce pas le propre de l'ensemble des médias?

J.-C.G. Il y a en effet des lieux communs que chacun colporte et répand. Par exemple, une fois par mois, la presse nous donne des nouvelles du moral des Français comme on vit au rythme du CAC 40. Pas grand monde a pris la peine de voir comment était calculé par l'Insee cette information statistique européenne. Ses onze critères sont exclusivement financiers : l'épargne, la consommation, etc. Ce qu'on appelle le moral des Français, c'est donc en réalité l'envie d'acheter. C'est non seulement terriblement réducteur, mais en outre souvent faux: très souvent, le consumérisme compulsif traduit un mal être. Voilà le type même d'instrument qui n'est pas soumis à l'examen critique. Il en va de même pour un sondage Ipsos/Publicis qui a été publié récemment par Le Monde, faisant de la France le champion d'Europe du pessimisme. Or, quand on le regarde de près, c'est une interprétation fallacieuse: le négatif l'emporte quand on demande aux Français de juger le point de vue des autres. Pas leur propre point de vue. Or, quand les gens parlent d'eux-mêmes, ils sont moins pessimistes que les Allemands! Il s'agit d'un pessimisme imaginaire.

 

Le droit à l'information du citoyen, mis en avant par les apôtres de l'«open government» qui militent pour l'accès aux données, implique-t-il que les Etats n'aient plus rien à cacher?

J.-C.G. Absolument pas. On ne peut pas vivre sous la tyrannie de la transparence. C'est une idée absurde dans le domaine militaire, diplomatique ou, quelquefois, judiciaire. Dans l'océan, il n'y a pas de vie dans les eaux transparentes. Il faut revenir aux fondamentaux: se battre pour la transparence quand les choses sont cachées à dessein pour des raisons d'oppression, de domination, de corruption… Mais il ne faut pas en faire un dogme! Internet est une jungle qui n'est pas encore policée. La révolution numérique, c'est comme si on avait un sixième continent: il est virtuel, et on n'a pas encore les concepts pour y réfléchir. Comment voulez-vous installer le droit dans un espace qui est à la fois partout et nulle part? Sur ce continent, il y a à la fois le meilleur et le pire du monde. Le temps et l'espace y sont des concepts érodés. Lorsque toutes les activités humaines quittent la terre ferme, on entre dans une nouvelle phase. Une transhumance déjà effectuée par les marchés financiers qui sont devenus largement virtuels… Si on fait le total des transactions financières dans le monde, certains économistes estiment que cela correspond à cinquante fois le revenu mondial brut effectif.

 

L'«offshore leaks», qui rassemble plusieurs médias pour révéler des données sur l'évasion fiscale, est-il l'avenir pour lutter contre cette virtualisation opaque des flux financiers?

J.-C.G. Oui, il faut trouver des configurations qui assurent à la fois le sérieux, la révélation et la vérification des sources. Il ne s'agit pas seulement d'ouvrir les fenêtres. L'information passe par la médiation d'un informateur. L'utopie d'Internet est formidable: il s'agit de mettre la totalité du savoir à la disposition de tous les humains. Sauf qu'accumuler du savoir, ce n'est pas de l'éducation. Michel Serre m'a dit un jour qu'on pouvait avoir des citoyens surinformés et incultes. L'érudition du copier-coller révèle une inculture étrange. Comment faire pour transformer le savoir en culture et la culture en conscience? Il y a le risque d'une population hyper-informée et régressive.

 

Le sauvetage de l'information passe-t-il par des journaux à forte valeur ajoutée qu'on acceptera de payer?

J.-C.G. La preuve n'a pas encore été apportée. C'est le cas de la revue XXI, qui a montré qu'il était possible de faire un journalisme de niche qui maintient la flamme allumée. Mais la revue économique Forbes a été sauvée par son adaptation sur le Web, au prix de la destruction du journalisme, de l'effacement des frontières entre une communication payante et une information libre. Internet a fait naître une révolution des échanges à partir de la gratuité. Cela introduit comme un virus qui chamboule et déstructure ce qui régit les échanges humains. Jusqu'ici, ces échanges étaient fondés sur le troc, la vente ou le don. Le résultat, c'était que si je mettais en jeu ma montre, je la perdais. Avec Internet, ce n'est plus du tout cela puisqu'on peut partager sans ne rien perdre. C'est contre cela que les médias butent: comment contraindre d'acheter un contenu qu'on peut trouver gratuitement sur Internet…

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