L’édition 2014 du Trend Observer d’Ipsos décrit un monde où toutes les frontières s'abolissent. Pour Rémy Oudghiri, directeur du département tendances & insights d’Ipsos Public Affairs, il y a dans ce brouillage général de formidables opportunités d’innovation.

Vous parlez d'un monde en pleine mutation. Est-ce vraiment nouveau?

R.O. Ce qui est nouveau, c'est l'accélération du mouvement. En 2008, le choc économique a généré chez les consommateurs et les entreprises un phénomène de repli, de recentrage sur ce qui est utile, essentiel et nécessaire. Puis, dès 2010 s'est exprimé le sentiment que le changement devenait quelque chose de durable, face à quoi les postures de retranchement n'étaient pas viables, ni en termes économiques ni dans le rapport au monde. Aujourd'hui, nous assistons à un mouvement très net et accéléré d'ouverture, où les frontières traditionnelles finissent par disparaître, donnant naissance à un monde hybride.

 

De quelles frontières parlez-vous?

R.O. Les frontières de l'intime se troublent, les modèles économiques et culturels s'inversent, fiction et réalité fusionnent, le travail sort de son cadre, la vie quotidienne est sens dessus dessous. Et le brouillage n'est pas circonscrit à chacune de ces sphères. Il les traverse dans toute leur largeur, produisant, du même coup, un effet de flou généralisé, qui devient presque un dénominateur commun aux composantes de nos vies, des plus intimes aux plus collectives.

 

Vous insistez notamment sur une évolution profonde de notre rapport au corps…

R.O. L'allongement de la durée de la vie encourage la confusion dans les âges. Nous nous sentons de moins en moins vieux. Près de 80% des personnes interrogées dans nos enquêtes en Europe, aux Etats-Unis, au Japon ou en Chine ont la conviction que «tout peut recommencer à n'importe quel âge». Les quinquagénaires, voire les sexagénaires, adoptent des modes de vie et des comportements proches de ceux des adolescents. Les frontières entre les sexes sont également remises en cause. Le 1er novembre 2013, l'Allemagne a été le premier pays européen à reconnaître un troisième genre. En Australie, en Nouvelle-Zélande et au Népal, il est désormais possible d'indiquer sur les certificats de naissance la mention «sexe indéterminé». Le rapport à la mort lui-même est interrogé. En septembre 2013, Google a annoncé son objectif d'allonger la vie humaine, en misant sur l'imbrication de la médecine et des technologies de l'information. La notion d'immortalité influence de plus en plus la réflexion de chercheurs.

 

Et sur des dimensions moins intimes de la vie, quelles tendances majeures observez-vous?

R.O. On sait à quel point le digital a introduit le trouble entre réalité et fiction. Sur un plan plus culturel, le Sud (au sens large) inspire de plus en plus le Nord: produits cosmétiques venus du Brésil ou de Corée, applications mobiles conçues en Chine… Côté économique, on peut citer les imprimantes 3D qui rendent caduque la frontière entre le fabricant et l'utilisateur final. Les objets devenus intelligents vont augmenter notre confort et optimiser notre consommation. Les individus s'émanciperont de prérogatives jusque-là dévolues aux entreprises spécialisées. Notre vie quotidienne est également affectée par l'effacement des frontières. Podcast, replay et médias en ligne ont transformé notre rapport à l'information et aux loisirs. Signe des temps, à Londres, le collectif Morning Glory ouvre des discothèques où les travailleurs peuvent venir danser et boire des jus de fruit vitaminés dès 7 heures du matin.

 

Quel est le champ le plus touché par ce brouillage des limites?

R.O. La sphère du travail est sans doute celle où les mutations se sont opérées le plus rapidement. L'interpénétration entre vie professionnelle et vie personnelle est une réalité transverse à l'ensemble des pays. Une enseigne comme Starbuck a très bien compris cette tendance, imposant partout dans le monde un concept de lieu propice à la combinaison des sphères privée et professionnelle. Nous allons devoir intégrer comme une norme le fait de cumuler plusieurs métiers ou activités non seulement tout au long de la vie, mais aussi de manière concomitante: 62% des moins de 30 ans estiment qu'ils exerceront plusieurs métiers au cours de leur vie et 38% déclarent qu'ils «aimeraient bien exercer plusieurs métiers à la fois».

 

Constatez-vous des écarts significatifs d'un pays à l'autre?

R.O. Le Trend Observer s'intéresse à des tendances communes. Nous ne nous arrêtons donc pas sur les phénomènes qui seraient exclusivement propres à tel ou tel pays. Pour autant, il existe bien sûr des niveaux d'intensité liés aux cultures locales. La France est ainsi sans doute un peu plus rétive à l'effacement des frontières entre vie professionnelle et vie privée. Ainsi, 71% des Américains et 67% des Chinois de moins de 30 ans sont favorable au télétravail, contre 52% des Français. Autre exemple, les Etats-Unis semblent nettement en avance dans le champ de la santé connectée: un Américain sur cinq surveille aujourd'hui sa santé grâce à un terminal technologique.

 

Au-delà de ces évolutions en cours, observez-vous des tendances émergentes?

R.O. Le corp connecté, par exemple. On ne peut pas encore parler de réalité dominante, mais là aussi, les pratiques changent. Il y a aussi des signaux faibles qui, pour être incontestables, ne sont pas nécessairement voués à devenir des tendances. Le discours largement relayé par la chronique médiatique qui voudrait que les jeunes générations aient massivement glissé du modèle de la possession à celui de la location trouve peu de résonnance dans les pratiques réelles. L'intérêt pour l'économie circulaire, pour celle de la fonctionnalité est réel. Mais cela ne signifie pas, loin de là, que les jeunes ne sont plus attachés à la propriété, et sans doute pour longtemps encore.

 

Face à ce brouillage de tous les repères, comment les marques doivent-elles agir?

R.O. Il y a deux choix possibles: la résistance ou l'hybridation. La résistance passe entre autres par la territorialisation – le «made in France» –, la référence communautaire - «produit 100% hallal» -, l'intimité – les réseaux sociaux de proximité comme Path, Pair ou Familyleaf. Certaines marques choisissent de s'affirmer comme des références fortes, stables et rassurantes. On peut citer Rolex, qui n'a jamais changé de posture, malgré les mutations annoncées ou réelles de son marché. Rappelons-nous, dans les années 1970, on prédisait que la déferlante des montres à quartz allaient rapidement sonner le glas de l'horlogerie mécanique. Toutes les marques du secteur se sont engouffrées dans ce qui s'est avéré in fine un épiphénomène. Sauf Rolex, qui n'est jamais sortie de son territoire et de ses valeurs, tant sur le plan industriel que sur celui de la communication. Aujourd'hui, c'est une des marques les plus valorisées dans le monde entier, même si elle a peut-être moins bonne presse en France. Mais une telle stratégie n'est possible que pour des marques combinant forte valeur ajoutée et forte capitalisation historique…

 

Se recentrer sur ses fondamentaux est plus facile que prendre acte de la disparition des frontières dans la définition de son propre positionnement…

R.O. L'hybridation est par essence complexe, donc risquée. Elle doit obéir à des enjeux précisément évalués et s'inscrire dans une vision stratégique. Elle est en même temps porteuse de formidables opportunités en termes d'innovation. Dès lors que l'on prend le parti de l'hybridation, on s'oblige à créer de nouvelles alliances, à partager les compétences, à croiser les technologies, à inventer de nouveaux modèles économiques. Quand les frontières disparaissent, tous les horizons sont ouverts. Cela peut être une très bonne nouvelle pour les entreprises et les marques.

 

Cette hybridation stratégique, quelles formes peut-elle prendre?

R.O. Certaines marques vont opter pour le mélange des niveaux de gamme, c'est de plus en plus fréquent pour celles grand public. Les codes de communication d'un Picard, par exemple, ne sont plus très éloignés de ceux d'un Ladurée. Dans la restauration rapide, non seulement les marques installées jouent sur une montée en gamme, mais on voit à l'inverse de plus en plus de concepts culinaires qualitatifs emprunter les codes du fast-food. Une autre stratégie consiste à mêler le vieux et le neuf. Aux Etats-Unis, la chaîne Blue Bottle Coffee rencontre un grand succès en proposant, dans des espaces très tendance, un café bio torréfié et filtré par des machines artisanales. Les marques peuvent aussi décider de sortir de leur territoire, de transposer leurs propres valeurs à d'autres univers: c'est ainsi Samsung qui développe une montre-téléphone, c'est Coca-Cola qui lance au Brésil une gamme de vêtements et d'accessoires de mode.

 

 

Encadré

Trend Observer, un observatoire annuel depuis 1997
L'observatoire international des tendances émergentes d'Ipsos, initié en 1997, analyse chaque année les tendances susceptibles d'orienter le futur proche de la société dans ses différentes dimensions (aspirations, attitudes, comportements, consommation, travail, etc.). Cette étude repose sur une centaine d'interviews conduites auprès de trend setters et d'experts dans six pays (en 2011: France, Grande-Bretagne, Suède, Italie, Etats-Unis et Japon), ainsi que sur une veille annuelle réalisée dans chaque pays.

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