Vinyles et Polaroid remportent un succès grandissant auprès des moins de 25 ans dans les pays anglo-saxons. Assisterait-on aux prémices d'une transformation profonde et inattendue du rapport des consommateurs aux produits culturels?

Au début du mois de janvier, le rapport annuel de Nielsen Soundscan a confirmé que l'industrie de la musique américaine n'est décidément pas à l'aise avec la révolution numérique. Les services de streaming, tels Spotify et Deezer, ont certes vu leurs ventes progresser de 32% en un an. Mais, dans le même temps et pour la première fois depuis la naissance d'Internet, l'ensemble des ventes en format numérique a baissé, de 5,7%, passant de 1,34 milliard d'unités à 1,26 milliard. Surtout, le streaming n'est déjà plus le secteur de l'industrie de la musique ayant la plus forte croissance. La dynamique se trouve ailleurs. Et ce n'est pas du côté des CD qu'il faut chercher, puisqu'ils ont encore vu leur vente décliner de 14,5%.

En 2013, le vent du renouveau est venu de ce que l'on croyait enterré depuis trente ans: les disques vinyles. Leurs ventes ont progressé de 33%. Même si ce marché de niche ne représente que 2% du total, ce phénomène est loin d'être anodin puisqu'il s'agit de la septième année consécutive de progression. Les ventes ont doublé l'an dernier au Royaume-Uni et ont atteint leur plus haut point depuis 1997. En France, elles ont été multipliées par trois entre 2007 et 2012, passant de 115 000 unités à 329 000. D'après Geoff Taylor, directeur général de BPI (British Phonographic Industry), «nous constatons une renaissance de ces disques, et ce n'est plus de la rétromanie».

D'après une enquête de l'institut britannique ICM, les premiers acheteurs sont… les 18-24 ans. Né avec les téléchargements MP3, ils sont trois fois plus enclins à acheter des disques en microsillons que la génération des 35-44 ans, ceux-là même qui ont délaissé les vinyles pour les compact discs. Le mouvement s'appuie en outre sur un réseau de distribution physique, celui des marchands de disques, lesquels génèrent en moyenne 75 à 80% de leurs ventes avec les vinyles (contre 35 à 40% en 2009). Ils pourraient bien être sur le point de stopper définitivement leur disparition entamée à partir du début des années 1980. Même si la vente de vinyles est performante sur Internet (doublement des ventes sur Amazon en 2013), plus de la moitié ont lieu dans des magasins en dur.

Un mouvement à 360 degrés

Le retour du vinyle, certes marginal, est néanmoins significatif et peut-être annonciateur de changements beaucoup plus profonds dans le rapport des consommateurs aux produits culturels. Le rationalisme numérique – plus pratique, plus rapide, plus stockable, plus échangeable, plus réplicable, plus économique, plus écologique – pourrait aller vers de tels extrêmes qu'il entraînera – et entraîne déjà – de nouvelles exigences des consommateurs. Ainsi, comment interpréter l'étonnant succès des appareils photographiques Polaroid, que chacun jugeait définitivement démodés, et qui connaissent un retour en grâce depuis la popularisation des smartphones? Fujifilm, dont l'appareil photo Polaroid à tirage instantané ne se vendait quasiment plus au début des années 2000, a lancé plusieurs appareils, qui remportent là aussi un franc succès auprès des jeunes adultes.

Dans certains grands magasins britanniques comme John Lewis, les ventes d'appareils photos à tirage instantané ont triplé en un an. D'après le chef de produit de Fujifilm, Gabriel Da Costa, «les appareils Instax de Fujifilm sont devenus le parfait antidote au numérique jetable, et ce nouveau format est immensément populaire auprès des 15-30 ans». Il confirme que le tirage instantané attire une «génération d'adolescents qui n'ont jamais connu autre chose que la photographie numérique».

Les ultimes prouesses technologiques (photo affichable en deux secondes sur un écran) semblent pousser les plus jeunes générations à poursuivre le mouvement de bascule, à 360 degrés, et à revenir aux sources, à savoir au mode de consommation de leurs parents ou grands-parents. Dans une société en proie à une pathologie de l'urgence généralisée, où la productivité est une loi d'airain, une forme de «résistance» des consommateurs pourrait être en train de naître.

Cauchemar cognitif

Apprécier la lenteur, les obstacles matériels sur le chemin du plaisir, ceux-là devenant même condition de ce bien-être, tel pourrait être le credo des jeunes générations. Plus qu'un retour en arrière, le bouclage d'une boucle commencée il y a trente ans avec la démocratisation des ordinateurs personnels. Au-delà, le témoignage d'une crise qui n'a pas dit son nom, celle du choix infini offert par Internet.

Dans The paradox of Choice, Why more is less (traduit en français aux éditions Michel Lafon), le psychologue Barry Schwartz décrit «comment la culture de l'abondance nous prive de satisfaction». Selon lui, en accédant à son rêve ultime – celui de pouvoir trouver toutes les réponses possibles et imaginables grâce au développement spectaculaire des technologies de l'information et de la communication –, les citoyens vivraient sans s'en rendre compte un cauchemar cognitif: «Une infinitude de choix peut engendrer une véritable souffrance. Quand le résultat de nos décisions – qu'il s'agisse de choses triviales ou importantes, comme des produits de consommation, des questions professionnelles ou relationnelles – sont décevantes, on veut savoir pourquoi. Et on vient fréquemment à s'autoculpabiliser.»

Et de faire référence à ce paradoxe concret entre la richesse des Américains et leur satisfaction réelle. «L'indice de bonheur américain est en chute lente, mais régulière, depuis plusieurs décennies. Alors que le PIB a plus que doublé depuis trente ans, la proportion de personnes se disant “très heureuses” a décliné de 5%. Cela ne semble pas beaucoup, mais ça représente tout de même 14 millions de personnes.»

Donner du temps au temps

Le rejet de plus en plus profond des médias peut-il, là aussi, être la résultante d'un mal-être plus profond des consommateurs d'informations? Dans la Tech City de Londres (5 000 start-up, le principal foyer de création technologique en Europe), le site de news le plus visité (Tech City News) vient de lancer un journal papier en affirmant que «le journalisme Internet est mort». Alex Wood, rédacteur en chef et fondateur de Tech City News, estime que celui-ci «se focalise sur l'information instantanée, ultime, spectaculaire. Noyés dans un océan de tweets et de réseaux sociaux, nous avons oublié de prendre le temps de nous demander ce qui se passe vraiment. Un magazine papier offre la possibilité de se poser, de prendre le temps de mettre en perspective les changements. La valeur du journalisme n'est pas perdue, elle doit juste être repensée.» En France, l'exemple entre autres de la revue XXI en témoigne. Des «nerds» qui croient au papier, des adolescents qui se mettent au polaroid et des jeunes adultes qui écoutent des vinyles: et si le tout-numérique n'avait été qu'une illusion?

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