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Fondateur d'Eyeka et de Captain Dash, Gilles Babinet a été nommé, en 2012, « digital champion » auprès de la Commission européenne. Il revient sur les enjeux de l'ère numérique, un nouvel âge pour l'humanité, titre de son dernier ouvrage.

Quel regard portez-vous sur la stratégie numérique de la France ?

Gilles Babinet. Il y a de bons points. Par exemple, peu de pays, au sein de l'Europe, ont mis en place une stratégie de quartiers numériques accompagnée d'un plan de financement de l'économie numérique. Il faudrait maintenant aller plus loin en modernisant l'administration par le digital. Plus globalement, l'effort restant à faire est considérable et il n'est pas sûr que l'enjeu soit pris à sa juste mesure.


Où en est-on ?

G. B. Beaucoup de chemin reste à parcourir. Les pays les plus avancés sur le sujet sont parvenus à s'affranchir de leurs modèles traditionnels. En France, l'excessive verticalisation du pouvoir joue contre nous, avec des élites politiques qui n'ont pas une maîtrise suffisante des enjeux en question. La tête devrait se contenter de donner une vision en associant largement la société civile et les acteurs de la multitude à cette transformation. À terme, il s'agit de faciliter l'émergence d'une démocratie plus participative incluant des décisions politiques crowdsourcées, comme le proposent d'ailleurs certains candidats aux municipales. J'observe que la France compte 640 000 élus - un record mondial ramené à sa population -, ce qui émiette les responsabilités et l'efficacité de l'action publique. D'autant que les élus ont reçu des formations adaptées à une société du XXe siècle en cours de disparition. Il est ainsi symptomatique que nous soyons, à ma connaissance, le seul pays au monde à avoir mis en place des Moocs d'État, alors que, dans le même temps, il est question d'autonomie des universités ! De même, vouloir élaborer des clouds nationaux, c'est ne pas comprendre les vrais enjeux de sécurité et de performance liés aux technologies.

 

Les entreprises sont-elles aussi à la traîne ?

G. B. Dans les grandes entreprises, le modèle français marqué par une forte hiérarchie et une culture colbertiste complique tout autant le changement. On y trouve ce que j'appellerais le syndrome du roi nu : des dirigeants qui préfèrent tenir le numérique au large pour éviter qu'on s'aperçoive qu'ils n'en maîtrisent pas les codes. Souvent, l'on crée une division digitale - sans représentation au comité exécutif -, alors que c'est toute l'entreprise qui devrait être « digitalisée ».


Y-a-t-il tout de même de bons élèves ?

G. B. Certaines entreprises font de bonnes choses. Publicis, par exemple. C'est la seule société française à pouvoir revendiquer un leadership dans le digital. Elle déploie une stratégie de plates-formes au travers d'acquisitions et de transformation des méthodes en interne. Cloud, KPI, bigdata et consorts sont des notions qui semblent y être bien intégrées. Ce ne sont pas les seuls à l'avoir fait dans le secteur de la publicité, mais ils l'ont porté à un niveau de leadership global.


Le secteur de la communication est-il suffisamment moteur dans la transformation digitale ?

G. B. Il est difficile de juger un secteur en pleine mue ; certaines agences ont lancé des projets intéressants en sortant des métiers traditionnels de la communication. Ce n'est pas une mutation simple dans la mesure où il est nécessaire d'adjoindre des métiers très technologiques au sein d'une filière avant tout créative. L'expertise y évolue donc de façon très notoire. Le marketing ne consiste plus uniquement à fabriquer des messages mais à accroître le service fourni aux clients. Il est remarquable d'observer que certaines agences vont même jusqu'à conseiller leurs clients sur le fonctionnement de services après-vente, ce qu'elles n'auraient jamais imaginé faire il y a seulement quelques années.

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À quoi pourraient-elles ressembler demain ?

G. B. Certaines tendent à devenir des plates-formes de mise en relation de consommateurs et d'annonceurs ou des spécialistes de l'expérience client, en réunifiant les experts d'une même marque dispersée jusque-là en différents silos.


Lancement de la French Tech, voyage de François Hollande dans la Silicon Valley... On espère beaucoup des start-up. Trop ?

G. B. Chaque époque a ses symboles. Si les start-up deviennent celui de notre époque, c'est très bien. Elles ont évidemment des défauts, elles ne représentent pas le bien commun, mais c'est symptomatique d'une époque qui a besoin d'innovations de rupture, et de ruptures tout court. Il serait cependant naïf de croire qu'elles vont à elles seules changer le monde.


Les start-up françaises s'illustrent dans les objets connectés. Sont-elles les prochains champions mondiaux ?

G. B. C'est possible, car cette technologie permet de repenser la fonction des objets en leur donnant une grande intelligence. Par exemple, un fabricant de matelas ne vend plus des matelas, mais du sommeil. Les start-up françaises ont un gros potentiel. Elles peuvent devenir des champions mondiaux à condition que quatre facteurs soient réunis : un système éducatif à la scandinave qui inculque les principes d'inclusion et de partage, un financement de l'innovation performant, un réseau de clusters efficaces et une incitation publique pour transcender l'innovation. C'est l'enseignement que l'on retire de l'observation de pays comme Israël.


Les récents scandales Prism ou Bullrun vont-ils, selon vous, changer la donne en matière de digital ?

G. B. Il y a eu une altération importante de la confiance, avec des impacts insoupçonnables et néanmoins nombreux. Des internautes ne s'expriment plus aussi ouvertement qu'avant, utilisent peut-être moins certains services. Ils pourraient un jour refuser d'utiliser le dossier médical personnalisé (DMP) ou l'identité électronique. Cela pourrait aboutir à un développement moindre dans de nombreux domaines. Il y a ainsi un chantier important à initier pour réguler la façon dont sont utilisés les données et protéger les citoyens. Chaque révolution industrielle a apportée son droit. Après le code civil et le code du travail, il pourrait un jour y avoir un code des données. Mais cela ne doit pas se faire en effrayant les citoyens ou les consommateurs.


Le projet de règlement européen sur la protection des données à caractère personnel en est-il le début ?

G. B. Ce texte évolue beaucoup et je ne suis pas sûr d'en connaître la dernière version. Toutefois, il pourrait représenter une très grande rupture. Par exemple, en impliquant que chacun puisse être propriétaire de ses données en ayant le droit de les retirer de tout service à tout moment, ce qui aura des conséquences technologiques massives sur la façon dont sont conçus les services. C'est inquiétant par certains aspects, ambitieux par d'autres. C'est peut-être le moyen d'imprimer une spécificité européenne dans le domaine du numérique...
D'un autre côté, les entreprises françaises sont tétanisées à la simple idée de faire des expérimentations avec les données nominatives du big data, tant elles se sentent contraintes par la régulation, alors que les entreprises américaines les analysent à longueur de journée. Il nous faut changer d'approche, faire en sorte que ces enjeux fassent partie du débat public. Par exemple, sur les données de santé, je ne suis pas nécessairement d'accord avec l'idée que l'on ne puisse jamais faire des analyses personnalisées dans des traitements épidémiologiques, par exemple, si cela peut permettre d'avertir quelqu'un sur ses risques d'avoir un cancer.


Après les déboires de Google avec les éditeurs de presse, la Cnil et le fisc, peut-on parler d'un « problème GAFA » pour la France ?

G. B. Le problème, ce n'est pas celui de Google ou de Facebook, mais celui de la régulation de l'économie virtualisée. C'est le problème du politique qui n'a pas suivi, qui n'a pas réussi notamment à mettre sous contrôle les paradis fiscaux. Dans un monde globalisé, ce problème ne concerne pas que la France, mais comme nous avons une grande pression fiscale, cela nous gêne peut-être plus que d'autres. Aujourd'hui, la situation ne peut rester en l'état, elle crée trop de distorsion, trop d'accumulations de richesses. Le système part en vrille, comme il l'a déjà fait dans les grandes périodes de révolution industrielle, par exemple avec les « barons voleurs » dans les années 1880. D'une manière ou d'une autre, il est nécessaire de parvenir à rétablir l'équité fiscale entre les acteurs européens et extra-européens. Le problème c'est que l'action politique est en retard, dans la réaction, au lieu d'être en avance.

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