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Les bouchers sont les nouvelles rock-stars, la barbe est en vogue, les figures masculines des années 1960-1970 font la couverture des magazines… Assiste-t-on au retour de la virilité à l'ancienne?

Dans des geysers de sang, les couteaux s'aiguisent, les hachoirs déchiquettent, la moelle gicle. Les onglets ont débarqué: le 18 mars, au Molière, à Paris, le magazine Beef (bœuf, en anglais), recevait dans la chambre froide, au milieu des crocs de boucher et des têtes de veau. Son rédacteur en chef, Alexandre Zalewski, est à première vue doux comme un agneau. Il promet pourtant que «dans Beef, on apprendra à désosser une épaule de porc, on proposera une sélection des meilleurs couteaux... De la bouffe sans parcimonie, avec une approche virile revendiquée.»

Un approche tellement assumée que le premier édito du trimestriel (inspiré d'un modèle allemand lancé en 2009 par Gruner+Jahr, la maison mère de Prisma) a donné la chair de poule à certaines. «En cuisine, hommes et femmes n'abordent pas les choses de la même manière», écrit Alexandre Zalewski, qui vitupère certaines «manies féminines», comme celle de «faire enlever foie et coeur des volailles avant de les passer à la broche», ou une passion, semble-t-il dévorante, pour les «machines à pain», alors que «pétrir requiert force, vigueur, et résistance physique».

Pas un truc de gonzesses, donc. «On joue sur les stéréotypes», admet le rédacteur en chef de Beef, qui évoque «les bouchers de Chelsea Market, des "hipsters” tirés à quatre épingles, qui se livrent, sur d'immenses tables à découper, à de véritables performances sur les carcasses».

Du cru, du brutal. Qui exprimerait, selon Stéphane Hugon, sociologue et chercheur au Centre d'études sur l'actuel et le quotidien (CEAQ, Sorbonne), «un retour à une forme de bestialité, de vitalisme de la chair, un désir de réintégrer l'animalité. Le modèle occidental de l'homme poli, hérité des Lumières, qui a abandonné la force au profit du politique, a échoué, poursuit-il. La raison du corps prime désormais sur la raison, avec une recherche de jouissance un peu primale, qui tient de l'ensauvagement.»

Du siècle des Lumières aux obscures cavernes de Neandertal? Une campagne récente pour la version light du soda Dr Pepper met en scène un homme des montagnes, qui compte pour amis des ours et des aigles et arrache des troncs d'arbres à main nue pour s'en servir de cure-dents. Signature: «Dr Pepper Ten: le plus viril des sodas basses calories dans l'histoire de l'Humanité.» Viril, d'autant plus que le héros du spot arbore une abondante pilosité faciale.

«Un dinosaure nommé Mec»

Barbes et barbaque. Comme le remarque Emilie Coutant, sociologue, auteur d'une thèse intitulée «Le Mâle du siècle: mutation et renaissance des masculinités» et fondatrice de la société d'études Tendance sociale, «après la figure anecdotique du métrosexuel, créée par et pour le marketing, on revient à l'affirmation d'une singularité masculine, qui passe par des signes comme le goût pour la nourriture roborative ou la vogue des barbiers».

Les fabricants de rasoirs ne remercient d'ailleurs pas les hommes des années 2010 d'être velus: les derniers résultats de P&G, propriétaire de la marque Gillette, faisaient état d'une chute «sans précédent» des ventes de rasoirs et de lames de 7,8% lors des trois derniers mois de 2013, par rapport à la même période de 2012. Selon un article paru dans Les Echos le 7 mars, quelques salles d'attentes de chirurgiens esthétiques, aux Etats-Unis, ne désempliraient plus d'hommes à la faible pilosité, impatients… de se faire greffer des cheveux en guise de poils de barbe.

Et pour cause. Frédéric Beigbeder lui-même n'en revient pas: «C'est flagrant, j'ai beaucoup plus de succès auprès des femmes depuis que je porte la barbe. Si je m'en étais laissé pousser une à 18 ans, je n'aurais pas eu à écrire dix romans! L'écrivain bobo angoissé, ça va bien deux minutes…» L'ancien glabre a revigoré l'un des fleurons de la presse de charme masculine des sixties et des seventies, Lui, qui met en une, en ce mois d'avril, un sujet titré «Grosses motos: enfourchez la bonne.»

Attaqué pour ses prises de positions en faveur de «ce dinosaure nommé le Mec, celui qui draguait lourdement», Beigbeder continue, pince-sans-rire, à se dire «masculiniste. C'est-à-dire que je milite pour la défense des droits des hommes.» Tout en revendiquant un «côté vintage, année 1960, la période des Trente Glorieuses, ère d'une virilité tellement désuète que l'on a presque envie de la protéger».

Le Bouly des mythiques films d'Yves Robert Un éléphant, ça trompe énormément (1976) et Nous irons tous au paradis (1977), incarné par Victor Lanoux, est l'un des représentants de cette virilité vintage, avec des répliques comme «On fait l'amour libre… enfin surtout moi». En mettant les quatre héros des films en une de son dernier numéro, la revue Schnock s'est assuré un démarrage foudroyant en se plaçant au deuxième rang du classement études et document d'Amazon. «Ce qui fascine sans doute dans cette génération masculine d'il y a quarante ans, au-delà des costards en velours et des moustaches extravagantes, c'est une forme de misogynie que, personnellement, je trouve plus pittoresque qu'autre chose, sans rêver un seul instant d'être Jean-Pierre Marielle dans Les Galettes de Pont-Aven!», lance Christophe Ernault, cofondateur de Schnock.

«Machisme décomplexé»

Chez GQ aussi, on célèbre une icône «vieille école», Belmondo, en tête de son palmarès des 50 Français les plus stylés paru le 17 mars. «Belmondo nous a intéressés pour la multiplicité des rôles masculins qu'il a incarnés, de Léon Morin prêtre à L'As des as en passant par La Sirène du Mississipi», explique Emmanuel Poncet, rédacteur en chef du mensuel. «Pour autant, nous ne nous inscrivons pas dans la longue plainte de l'homme attaché à sa virilité d'antan… Même s'il n'est pas exclu qu'il existe, dans le courant zemmourien et rétrosexuel, une frange de la population nostalgique d'une période où les hommes et les femmes étaient à leur place.»

Vincent Cespedes, philosophe et auteur notamment de L'Homme expliqué aux femmes a néanmoins repéré «une mode qui vient d'Allemagne, avec les über-sexuels, une sorte de machisme décomplexé qui entend recadrer les femmes en regrettant le temps où elles étaient des secrétaires éternelles. C'est aussi le signe d'une régression adolescente, provoquée en partie par les réseaux sociaux où tout est consensuel. Du coup, on finit par confondre machisme et dissensus en se disant qu'être scandaleux, c'est être viril.»

Emilie Coutant, elle, définit plutôt «l'homme contemporain comme une mosaïque. On peut privilégier une masculinité guerrière, sportive et aimer le shopping. Autrefois, être un homme, c'était porter un costume sombre et considérer la mode comme futile.» La sociologue remarque néanmoins aujourd'hui «qu'entre les machos bourrins et les métrosexuels, les hommes ont de plus en plus de mal à se définir». Les pauvres chéris.

Delphine Le Goff

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