Avec l’essor du native advertising, de plus en plus de médias demandent aux journalistes de leur rédaction de créer du contenu pour les marques. Dans des conditions pas toujours transparentes.

Article initialement paru en juin 2014

 

Brouiller les lignes au point que contenus rédactionnels et publicitaires se confondent, c'est l'objet du native advertising, une technique publicitaire en ligne qui s'impose de plus en plus aux Etats-Unis et achève une année de développement en France. Intégré au flux d'actualité du site d'un média, le «native ad» se présente comme un article, souvent enrichi de photos et de vidéos, sur un thème qui ne détonne pas avec la ligne éditoriale du média. Une couleur de fond parfois différente le distingue, ainsi qu'une mention «sponsorisé par» ou «en partenariat avec», suivie du nom d'une marque.

 

Un signe, pour l'internaute, que l'article n'a pas été commandé par l'actualité ou le rédacteur en chef, mais par un annonceur. Cette indication autorise le média à pousser le «native», et donc la ressemblance avec un article, au maximum. Sans faire la promotion directe d'un produit, le native ad se doit de raconter une histoire, de poser un contexte, favorable, qui rejaillisse sur la marque, quand bien même elle ne serait pas citée directement dans l'article.

Pour rendre plus «native» encore le contenu, qui de plus qualifié qu'un journaliste? C'est ce que se sont dit de nombreux groupes de médias, comme Amaury, Prisma, Mondadori, Lagardère ou encore les gratuits Metronews et 20 Minutes, qui proposent désormais des offres commerciales incluant des contenus produits par la rédaction.

 

Certes, il n'est pas nouveau que les journalistes soient amenés à écrire des articles pour une marque. Mais le genre, aussi vieux que les publireportages, se développe rapidement avec la montée en puissance des sites Web, de l'audience mobile, et la baisse des revenus publicitaires. Car le «native» est en effet beaucoup plus payant qu'une simple bannière ou un encart sur le site. «Il se monnaie deux à cinq fois plus cher que le display», observe Philippe Besnard, président de Quantum, société qui a lancé une place de marché consacrée à cette forme de publicité.

 

Des journalistes payés à la performance

 

«Il est logique qu'on applique notre savoir-faire de “narrative advertising”», considère Philippe Schmidt, directeur exécutif de Prisma Pub, qui remarque «une vraie montée en puissance de ce format depuis six mois: une opération sur deux contient des leviers de “native”, avec l'intégration de produits cocontenus». Chez Prisma, c'est un pôle séparé du reste de la rédaction qui est chargé du native ad. Il comprend une quinzaine de personnes, dont deux-tiers de journalistes qui étaient auparavant dans les rédactions du groupe. «Le client est roi», résume Philippe Schmidt. Prisma Pub propose jusqu'à la construction complète d'une plate-forme et de ses contenus pour une marque. Celle-ci a un droit de regard sur les articles, elle en devient propriétaire et choisit si elle souhaite que la signature du journaliste apparaisse.

 

Les journalistes transférés à ce pôle sont volontaires: ils perdent leur carte de presse mais, motivation supplémentaire pour certains, quelques-uns sont payés à la performance et peuvent espérer des primes importantes si leur article est lu, partagé et commenté. Ils peuvent aussi repasser du côté rédaction lorsqu'ils le souhaitent mais, selon Philippe Schmidt, cette proximité entre les deux pôles ne signifie pas mélange des genres. «C'est très dangereux si on entre dans la commande à des journalistes en fonction», assure-t-il.

Ce n'est pas l'avis de 20 Minutes, qui fait écrire les contenus par des journalistes encartés et en fonction, mais uniquement ceux du pôle «magazine». Ce département, créé il y a plus de trois ans, a très vite collaboré avec les marques pour le journal mais cela ne représente «que 5% de leur activité», assure Laurent Bainier, rédacteur en chef de ce pôle et lui-même titulaire d'une carte de presse.

 

Pas de rétribution supplémentaire pour ces journalistes, et l'activité n'est pas inscrite dans leur contrat mais, pour Laurent Bainier, «il n'y a pas de raison, car ça ne change pas grand-chose pour les équipes: on n'accepte que les thèmes qui ont un intérêt éditorial, on définit l'angle et ensuite le rédacteur n'a pas de contact avec la marque». Le journaliste travaille «comme d'habitude» et le pôle «refuse 20% des projets». La marque n'a pas de droit de relecture avant publication, mais à l'en croire, la quinzaine de contenus sponsorisés produits par mois n'a jamais causé de souci, ni aux marques ni à l'indépendance de la rédaction.

 

Conditions opaques

 

Pour Metronews, impossible de ne pas faire relire l'article par l'annonceur. Tout en revendiquant «la transparence et le respect du lecteur», Christophe Dufresne, directeur commercial du quotidien gratuit, se dit «très dubitatif» sur les médias qui prétendent publier le contenu sans le faire voir une dernière fois par l'annonceur, «sinon ce ne serait pas de la publicité, et sinon ils ne la paieraient pas», affirme-t-il.

Le quotidien gratuit fait écrire des contenus de native advertising par ses journalistes, mais il est impossible de savoir s'ils sont volontaires et rétribués, aucun représentant de la rédaction ne souhaitant répondre. Seule indice: l'offre «live content», native advertising sur le site avec contenu réalisé par la rédaction, lancée mi-février, est 3 000 euros plus chère que l'offre où le contenu est fourni par l'annonceur, et «de l'argent revient à la rédaction», indique Christophe Dufresne.

 

Chez Lagardère Publicité, les journalistes de la rédaction d'Elle.fr qui produisent des articles publicitaires sont «toutes volontaires», explique Emilie Coquart, «mais pas rétribuées». L'activité est intégrée à leur planning, de sorte qu'elles ne travaillent pas plus. L'article publicitaire qui apparaît en native advertising sur le site ne doit comprendre aucun nom de marque et est signé «la rédaction». «J'ai entendu que certaines journalistes n'ont pas envie de participer à l'aventure», glisse Emilie Coquart, qui trouve cependant toujours des volontaires pour contribuer à ces opérations.

 

Pour Dominique Pradalié, secrétaire nationale du Syndicat national des journalistes (SNJ), «ces journalistes sont des fautifs». «Evidemment c'est de la triche! La mission d'un journaliste, c'est d'abord d'enquêter et d'informer, mais il y a des pressions de plus en plus fortes.» Le SNJ n'a pourtant jamais été saisi de cas concernant ces sujets, ni conseillé un journaliste à qui l'on propose ce genre d'activité. «Les confrères et les consœurs qui s'y livrent ne s'en glorifient pas, pense Dominique Pradalié. Mais ce qui est sûr, c'est que s'il n'y a pas de sursaut, la profession est morte: il n'y aura plus de journalistes, uniquement des communicants.»

 

Pragmatisme

 

Pourquoi tant de journalistes acceptent-ils de contribuer au native ad, bien que cela ne soit jamais spécifié dans leur contrat? «Il y a une part de pragmatisme, selon Emilie Coquart, de Elle.fr. Tous les journalistes savent qu'on est rémunéré par la publicité; alors dès lors qu'on a la liberté de choisir l'angle, que c'est intégré dans le planning de la semaine, c'est une mission comme une autre.»«C'est l'avenir de l'économie des médias», abonde Philippe Besnard, de Quantum, selon qui «dans de nombreux sujets, les volontés des journalistes et des annonceurs se rejoignent relativement bien».

 

Les pôles consacrés aux contenus de marques recrutent des journalistes. Le pôle magazine de 20 Minutes compte ainsi s'étendre cette année et le pôle publishing d'Amaury Medias recrute régulièrement en CDD des rédacteurs, dont une majorité de journalistes.

 

Quand les journalistes transforment les marques en médias

 

La publicité traditionnelle perdant peu à peu de son prestige, les marques sont de plus en plus nombreuses à se muer en médias et recherchent pour cela des journalistes aguerris. Surfant sur cette tendance, l'Agence de contenus (ADC) revendique de travailler avec des journalistes encartés, qu'elle embauche en piges depuis 2010.

 

Ils sont une petite vingtaine à travailler régulièrement pour l'agence, dont «un quart sont par ailleurs salariés d'une rédaction», indique Ava Eschwege, directrice associée d'ADC, qui précise qu'ils viennent notamment «de grands quotidiens ou hebdomadaires». Des profils recherchés par les marques qui «demandent des journalistes spécialisés dans leur secteur, qui ont souvent beaucoup d'idées de sujets», observe-t-elle.

 

Ces journalistes peuvent donc traiter un même sujet à la fois pour le titre pour lequel ils travaillent et pour la marque cliente de l'agence. «Tous utilisent des pseudonymes», note encore Ava Eschwege, qui assure recevoir plusieurs candidatures par jour. Les productions des journalistes appartiennent ensuite à la marque, qui peut en faire l'usage qu'elle souhaite.

Contrairement au spécialiste du native advertising Adyoulike, qui n'emploie aucun journaliste, refusant d'être en concurrence avec les éditeurs, le groupe Mensquare assume lui totalement la double casquette. Editeur d'Autonews.fr, de Onze Mondial ou de Menly, le groupe a par exemple noué un partenariat avec BMW par lequel il engage ses journalistes, détenteurs d'une carte de presse, à produire articles et vidéos pour les différents supports de la marque automobile. «Les journalistes sont volontaires et ravis de le faire», assure Pierre-Etienne Boilard, président de Mensquare.

 

Cette activité représente un tiers du chiffre d'affaires du groupe qui couvre l'intégralité des centres d'intérêts masculins  (sport, automobile, style, divertissement et high-tech). Revendiquant une rédaction de trente journalistes et «un réseau de plus de 90 rédacteurs, chroniqueurs, contributeurs et influenceurs qui publient quotidiennement plus de 370 articles», le groupe nourrit 60 sites et blogs partenaires.

 

 

Aux Etats-Unis, Forbes milite pour le native ad par des journalistes

 

Le native Ad est un format qui s’est beaucoup développé aux Etats-Unis avant de s’exporter en Europe. Le journal Forbes s’y est mis il y a quatre ans et Lewis D’Vorkin, son chief product officer, en est un militant. Il revendique de faire travailler ses journalistes sur ces formats. « La réalité, c'est qu'après quatre ans, les journalistes vous diront tous que leur métier n'a pas du tout changé » assurait-il à Stratégies en mai dernier. C’est aussi le choix du média tout en ligne Vice.com, qui demande à sa rédaction de produire du contenu pour les marques. Le Wall Street Journal a lui lancé son propre département de native advertising, baptisé « narratives », mais promet que celui-ci est totalement séparé de la rédaction éditoriale.

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