C'est manifestement la fin d'une époque. Celle d'une communication corporate claquemurée sur des expertises elles-mêmes bien étanches: communication financière, relations publics, communication interne, en affaires publiques, de crise.

Le corporate «à la papa», exception culturelle française, n'aura pas résisté aux mutations d'un monde globalisé, où la parole institutionnelle a perdu de sa puissance régalienne, de sa portée et de son crédit.

Signe des temps, c'est dans les rangs de ses figures historiques que le terme même de corporate est remis en question. Tête de pont du mouvement abolitionniste: Laurent Habib. L'ex-directeur général d'Havas a quitté la présidence d'Euro RSCG C&O (aujourd'hui Havas Worldwide Paris) en avril 2012, au motif d'une incompatibilité de vue avec Vincent Bolloré et avec la ferme idée de sonner le glas de la communication corporate. Ce qu'il fera trois mois plus tard en créant Babel, agence globale. «Notre métier, c'est de gérer et d'animer les interactions entre toutes les dimensions de la marque, dans une logique de conseil. Dès lors, il n'y a plus de communication corporate qui tienne, pas plus que de communication produit. L'agence s'est construite sur une organisation totalement intégrée, avec un seul compte de résultat», développe Fabienne Cammas, directrice générale associée. Pour son premier exercice, l'agence annonce une marge brute de 14,7 millions d'euros et 1,5 million de résultat.

«Plus le corporate se dilue et se dissout au sein des agences historiques qui se revendiquent “généralistes”, plus nous recrutons des experts pointus à très forte valeur ajoutée», se réjouit Bruno Scaramuzzino, fondateur de Meanings. L'agence, qui fête ses dix ans, revendique plus que jamais son ancrage corporate. En témoigne sa nouvelle signature: «Meanings, agence très corporate», qui vise «à conforter notre place et notre statut sur le corporate, dans un marché qui a besoin de repères» dit-il. Un positionnement qui paie, soutient son patron: 32% de croissance au 1er trimestre 2013, une marge brute annuelle de 10 millions d'euros et une progression jamais démentie. Meanings (75 collaborateurs) recrute une dizaine de personnes par an. Après avoir récemment intégré les équipes d'Human Forum, agence spécialisée en e-influence, elle recherche des profils senior en RP, lobbying, conseil public, etc.

Fort d'une grande expertise en affaires publiques, Publicis Consultants ne change pas non plus de cap: «Nous nous positionnons comme une agence spécialisée dans la réputation», affirme Fabrice Fries, son président. L'agence veut notamment faire valoir la capacité d'une grande structure pluridisciplinaire (230 salariés) à mettre en place des dispositifs de type newsrooms, capables de produire du contenu sous toutes ses formes et de manière très réactive.

De même, Burson-Marsteller I&E (120 personnes) confirme son organisation en pôles: études-planning stratégique, corporate, consumer, accompagnement du changement, crise- affaires publiques-concertation, digital et création.

L'édition 2013 du baromètre UDA-Harris Interactive sur la communication d'entreprise montre que 8 entreprises sur 10 font appel à des agences-conseils généralistes. Ces choix  étant corrélés à la taille des budgets. Les entreprises consacrant moins de 750 000 euros à leur communication corporate ont davantage tendance à choisir leur prestataire au cas par cas (38%). Celles dépensant entre 750 000 et 3,9 millions d'euros sont plus volontiers dans une sous-traitance diversifiée en fonction des expertises (52%). A partir de 4 millions d'euros, les entreprises préfèrent confier leur budget à une même agence généraliste (56%).

Au-delà donc de l'affichage stratégique, le débat agences intégrées/agences spécialistes vient également justifier des modèles économiques, où les enjeux de taille critique ne sont pas neutres. Difficile pour les agences de réseau (Havas Worldwide Paris, TBWA Corporate, Publicis Consultants…) de défendre un modèle économique autre que global. De même, difficile pour les plus petites structures de ne pas revendiquer la valeur ajoutée d'une expertise.

Agence spécialisée dans le conseil corporate, Equancy & Co (20 salariés) a choisi de sous-traiter la création et la production. Choix économique? Non, choix d'indépendance, soutien Robert Zarader, son président. «Quand on intègre des métiers en aval du conseil, on a tendance à les “vendre” aux clients. De ce coté là, nous sommes totalement libres de notre prescription.» Pour sa part, Terre de Sienne (40 personnes) a misé, depuis vingt ans, sur la totale intégration du conseil, de la création et de la production. «Face aux agences qui ont choisi la spécialisation, parfois par défaut, nous avons développé un fonctionnement en mode projet», indique son président, Jean-François Le Rochais.

Human to Human, agence digital native spécialisée, depuis dix ans, dans la veille d'opinion, revendique un glissement stratégique vers le corporate. «Notre expertise en écoute et en compréhension des publics nous rend légitimes à développer des offres en matière de contenus et de coaching de dirigeants sur les questions digitales», défend Jérôme Delaveau, qui la préside. L'agence (30 personnes) a ainsi créé une offre de newsroom, Human Stories, et une prestation d'accompagnement du top management, Human Academy. Le tout regroupé sous une nouvelle signature: «Human to Human, agence digitale corporate.»

Frontière réduite et posture agile

Après la crise financière de 2008, les responsables d'agences font le même constat: les enjeux de réputation sont devenus la priorité. «Dans un contexte de crise, comment ne pas être soucieux de redonner confiance au consommateur, rassurer les marchés, dialoguer avec les leaders d'opinion et donner de l'envie à l'interne. L'utilité de la communication corporate est plus que jamais comprise», affirme Agathe Bousquet, PDG d'Havas Worldwide Paris, qui revendique le leadership du corporate sur le marché (environ 50% des 153 millions de marge brute affichés par l'agence), tout en assumant le virage de l'intégration. «La frontière entre corporate et consumer s'est réduite. Les entreprises qui nous confient leurs marques attendent que nous les accompagnions intégralement, jusqu'aux enjeux commerciaux», explique-t-elle. Même logique intégrée, et compte de résultat unique, chez TBWA Corporate, qui s'organise autour de deux pôles, influence et préférence, en optant pour une posture résolument agile. Consumer, corporate, marque, produit… l'agence n'affiche pas de religion.

«Le monde extérieur change bien plus rapidement que les entreprises. Nous militons pour rendre notre métier plus connecté, ouvert, “réseauté”. L'idée n'est pas nécessairement de réunir toute l'intelligence de l'exécution en interne, mais de constituer le meilleur réseau d'expert, interne et externe, pour agir en mode projet», affirme son président, Emlyn Korengold. Le message est clair: les entreprises viendront de plus en plus «acheter» des spécialités fortes, des personnalités reconnues et une capacité d'interaction entre des expertises plutôt qu'une exhaustivité d'offre. L'agence emploie 90 personnes, c'est moins qu'il y a quelques années. «Le nombre des intervenants extérieurs a triplé ces cinq dernières années et va encore augmenter», précise-t-il.

Ce positionnement «ouvert» de TBWA Corporate fait écho aux mouvements que l'agence vient de connaître au sein d'un staff rajeuni. En mai 2014, Emlyn Korengold, qui était directeur général, a pris la présidence de l'agence, succédant à Pierre-Yves Frelaux qui, après quinze ans passés au sein du groupe, planche sur la création du think tank Nouvelle Donne. Emlyn Korengold est secondé par Céline Marchal, promue directrice générale, et Jonathan Bros, directeur général adjoint. A ces prises de fonctions répondent quelques départs. Marc Chauchat, jusqu'alors directeur général adjoint, où il était en charge des affaires publiques, relations publics et communication de crise, retourne chez Burston-Marsteller I&E France (WPP), qu'il avait quitté en 2008 et où il est nommé directeur général - une création de poste - aux côtés de Philippe Pailliart, le président de l'agence. Autre départ de TBWA Corporate: Elisabeth Coutureau, jusqu'ici vice-présidente exécutive et présidente de la délégation corporate de l'AACC, qui rejoint le groupe TBWA France officiellement pour «des missions de développement et de corporate».

Des modèles toujours plus mobiles

Au-delà des débats sur les formes que doit prendre l'intégration des métiers, une notion fait consensus: l'expertise. Pascal Couvry, ex-directeur de la création de Publicis Consultants, a ainsi lancé en avril 2014 Madame Bovary, agence de création corporate spécialisée dans les campagnes d'intérêt général. En 2013, Jean-Christophe Alquier, cofondateur d'Harrison & Wolf en 1999, puis vice-président de TBWA, a lancé sa propre agence, Alquier Communication.

De son côté, Fabrice Fries, le président de Publicis Consultants, affirme: «Nous allons chercher des experts dans le social media: en data, des channel planneurs, des stratèges éditoriaux capables de coordonner plusieurs métiers.»

Pour sa part, Babel (170 personnes) continue d'agréger des compétences pour étoffer son modèle. Elle est en phase de discussions avec Bénédicte Hautefort, ex-Havas Paris, en vue de constituter un pôle finance. Début 2013, dans le cadre de sa pépinière d'entreprises, Babel prenait également une participation au capital de l'agence Akoya Consulting, spécialisée dans la gestion des actifs immatériels des grandes entreprises (capital client, marque, actionnaire ou humain, savoir…).

Dans un marché tendu  – pour la première fois depuis 1995, la majorité des budgets corporate se situe en dessous de 750 000 euros –, chacun cherche à préserver ses acquis tout en affichant de nouvelles approches. «C'est devenu illisible pour les entreprises», lâche Fabrice Fries, de Publicis Consultants. Aux agences de réussir à convaincre de la pertinence et de l'efficacité de modèles de plus en plus mobiles. «Il faut se battre là où les clients nous attendent, insiste Agathe Bousquet. Sur la nécessité de connecter le corporate au business, sur la créativité et sur les contenus.»

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