Essai
Nicolas Chemla, ex-TBWA et BETC, consultant en communication dans le domaine du luxe, publie «Luxifer: pourquoi le luxe nous possède» (Séguier Editions, sortie le 21 octobre). Un essai sur les liens entre sublime et romantisme noir, possession et illusions. Interview et extraits.

«Le luxe est une célébration du présent éternel»

 

Nicolas Chemla explique pourquoi, comme son ouvrage le porte en sous-titre, «le luxe nous possède».


Pourquoi ce titre, Luxifer?

Nicolas Chemla. Il m'est apparu comme une évidence. Du fait de l'étymologie la plus répandue de Lucifer, «celui qui porte la lumière» («Lux»: lumière, «ferre»: porter). Mais aussi parce que le développement du luxe correspond à la naissance du romantisme noir.


En couverture de votre ouvrage figure Prada Marfa, œuvre des scandinaves Elmgreen & Dragset. Une boutique de luxe en plein désert texan…

N.C. L'image représentait selon moi l'obsession du luxe, de la possession, au sens diabolique, satanique: on ne possède pas tant les objets que les objets nous possèdent. Lucifer n'est-il pas le maître des illusions? La boutique de Marfa se présente, encore plus que comme illusion, telle un mirage au milieu du désert: on s'en approche mais il s'éloigne toujours.


Un récent sondage réalisé par Opinion Way montre que 80% des Français considèrent que la communication autour du luxe est «ostentatoire et bling-bling». Etes-vous surpris par ces résultats?

N.C. Ce que ce sondage raconte, c'est ce qu'il y a de fou, de déraisonnable dans le luxe. Dépenser un mois de salaire dans un sac, c'est choquant, dans le bon et le mauvais sens du terme. Mais le luxe dans son essence est une célébration du présent éternel, un geste d'arrogance, d'insolence, de folie.

 

Quid des initiatives tendant à promouvoir un «luxe responsable»?

N.C. On ne peut pas aborder le marketing du luxe de manière rationnelle. Si le luxe est intrinsèquement de l'ordre du développement durable, du respect du travail manuel, de la transmission, ce n'est pas sa vérité. Selon Eric Briones, dans La Génération Y et le luxe [Editions Dunod, 2014], l'aspect «punk et no future» est une dimension clé du luxe, selon cette génération. Cette attente ne lui est pourtant pas spécifique: elle est l'essence même du luxe, une dimension constitutive et fondamentale de ce qui le rend fascinant.

 

Quelques extraits choisis de Luxifer, pourquoi le luxe nous possède

 

CLICHE

«Historiquement, le luxe se développe en tant que concept et objet de discours précisément à cette époque d'explosion du gothique et du romantisme noir, au moment même du triomphe de la raison en Occident.

[...] Le cliché tant entendu chez les créatifs en agence ou lors des comités marketing des grandes marques où se décident les visuels des campagnes de publicité, qui affirme d'un ton péremptoire que «sur fond noir, ça fait plus luxe», prend tout à coup une signification surprenante, nouvelle et délicieuse.»

[...]

 

VOYAGE

«Voyage dans le temps et dans l'espace, l'objet de luxe est le lieu d'un passage vers d'autres dimensions imaginaires et fantastiques - pays de chimères, de rêves et de magie, de beautés surnaturelles et de paysages enchantés où les désirs prennent vie, véhiculés à grand renfort de communication des marques. Ainsi la marque Hermès joue-t-elle toujours une invitation à la déambulation poétique. Voyage dans le temps avec sa campagne "Le temps devant soi", où l'un des visuels présente une femme transformée en papillon par la magie de son carré porté par le vent, accolée à un arbre millénaire, ou, dans une autre série de visuels, des personnages qui littéralement traversent les saisons, passant dans le même paysage de l'hiver au printemps. Voyage dans l'espace aussi avec par exemple sa campagne "indienne" où les carrés de tissu recouvrent un igloo merveilleux. Voyage en poésie surtout, avec un visuel qui selon moi résume parfaitement l'esprit de la marque: sous un ciel d'hiver, un toit parisien d'où, par une fenêtre mansardée, apparaissent le visage d'une femme, et, à côté, la tête et l'encolure d'un cheval - dont l'on sait bien qu'il est impossible qu'il ait pu atteindre le dernier étage d'un immeuble haussmannien. La marque a d'ailleurs exploité cette thématique de manière plus explicite encore avec sa campagne "La vie est un conte de fées"».

[...]

 

TRANSPORT

«Plus récemment, c'est la marque Cartier qui a joué la carte des mondes imaginaires avec son film "Odyssée", qui se présente comme une grande fresque mythologique où les bijoux prennent vie dans un univers peuplé de créatures fantastiques (dragon métallique, éléphant gigantesque plus grand qu'une ville, etc.).L'objet de luxe est également le lieu d'un autre type de béance en ce qu'il ouvre des raccourcis imaginaires d'une classe sociale à l'autre - un parcours évidemment toujours ascensionnel. Il élève le consommateur en le transportant dans l'univers des "élites" auquel il est associé. Ainsi, pour revenir au cognac, il transporte ceux qui le dégustent à la cour des rois ou dans les clubs des grands décideurs du XXe siècle, les Churchill et Roosevelt de ce monde. Un sac Chanel vous transporte dans cette vie fantasmée, ce cercle privé des people des années folles et des amis de Mademoiselle Chanel. Les célébrités justement sont au cœur de cette mécanique "d'élévation"».

[...]

 

EGO

«On retrouve cette figure d'un ego triomphant qui s'est brûlé les ailes, voué à la perte et hanté par ses démons, dans les témoignages et épisodes dramatiques de trois figures clés du luxe fashion des années 2000, qui tous ont, semble-t-il, payé le prix fort d'une vie de luxe et de pouvoir «éclatée» dans l'exercice sans fin et sans résistance de leur désir: Alexander McQueen, enfant terrible de la mode, hanté par le diable et le côté «obscur», créateur d'une mode résolument «noire» («dark»), défilé infernal de crânes et de créatures ensorcelées, qui a fini par se suicider après avoir à plusieurs reprises exprimé comme il se sentait seul et perdu dans un univers d'excès et d'extravagance; John Galliano, véritable roi de la mode, qui a connu une chute à la hauteur de son ascension fulgurante suite à la diffusion d'une vidéo qui le montrait ivre et comme possédé ("ce n'était pas moi, j'étais un autre...", a-t-il déclaré) proclamer son amour d'Hitler (alors qu'il a toujours été un défenseur de la diversité), et qui a raconté récemment, après des mois de désintoxication, comment son mode de vie, le véritable culte de la personnalité dont il était l'objet, et le sentiment de toute-puissance qui l'accompagnait, l'ont laissé "seul face à ses démons", sans résistance face à l'infini de ses désirs, de ses visions et de ses pulsions; Tom Ford enfin, qui a eu la sagesse de prendre ses distances avant de sombrer, a déclaré à plusieurs reprises, au moment de la sortie de son film A Single Man, qu'il avait le sentiment, au sommet de sa gloire et alors qu'il dirigeait l'une des plus grandes marques de luxe du monde, de littéralement se perdre et perdre pied.»

[...]

 

MYTHOLOGIE

«Régulièrement souffle sur les maisons du luxe, et dans leur communication, un vent mythologiste, comme un spectacle qui ferait revivre sous nos yeux émerveillés les héros des grands contes éternels. Chanel, il y a quelques années montrait une femme boudeuse - tapie dans l'ombre menaçante, derrière elle, l'imposante silhouette d'un Minotaure. Dior réinvente Cendrillon pour son Midnight Poison. Nina Ricci évoque Alice au pays des merveilles. Pour Dom Pérignon, Claudia Schiffer a rejoué les rôles mythiques de l'âge d'or du cinéma hollywoodien. Longchamp présente une femme à la taille godzillesque qui domine la ville, plus haute que les gratte-ciels. Quand le whiskey Royal Salute évoque les "Today's Kings", les rois d'aujourd'hui, c'est pour célébrer les héros de l'économie mondiale, les capitaines d'industrie visionnaire capables de mener leurs troupes et de changer le monde. Et le cognac Martell célèbre aussi ces visionnaires qui, un jour, ont eu le courage de "trouver leurs ailes" et de suivre leur inspiration pour "s'élever" vers le succès et la reconnaissance.

[...] La liste est encore longue de références plus ou moins explicites aux héros légendaires, et l'univers du luxe semble vouloir nous dire: habillez votre vie de l'épaisseur du mythe, devenez le héros de vos rêves, proclamez votre appartenance à la caste surnaturelle des destins exceptionnels: moi aussi j'ai terrassé le dragon, moi aussi j'ai franchi la ligne, moi aussi j'ai transformé la boue en or, séduit le Minotaure, embrassé les Muses, ramené de la poussière d'étoiles. Moi aussi j'ai atteint l'Olympe.»

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