Entretien
Pour Thomas Husson, vice-président de l'institut d'études Forrester, le mobile est bien plus qu'un simple canal digital. Aux entreprises d'en prendre conscience et de s'adapter si elles veulent réussir leur transformation numérique.

Dans « The Mobile Mind Shift », publié en juin par Forrester, vous dites que le mobile a reprogrammé le cerveau des consommateurs. De quelle façon ?

Thomas Husson. Le mobile a changé la façon dont nous communiquons. Il a aussi changé nos exigences. Aujourd'hui, nous nous attendons à recevoir un service ou une information en temps réel en fonction de nos besoins du moment et du contexte dans lequel nous nous trouvons. En moyenne, un utilisateur consulte son smartphone près de 150 fois par jour pour regarder l'heure, vérifier ses mails, faire une transaction, ou aller sur les réseaux sociaux. Nous sommes devenus dépendants de notre smartphone.

 

Vous dites aussi que le mobile apporte plus de changement que le PC et l'internet ?

T.H. Oui, une vraie révolution est en marche. Il s'agit tout d'abord d'un phénomène mondial bien plus important que le PC ou le web. Nous sommes aujourd'hui à plus de 7 milliards de connexions. A l'horizon 2017, plus d'un habitant sur deux possédera un smartphone. Des économies entières s'en trouvent bouleversées, notamment celles des pays émergents, qui accèdent aux avancées du monde connecté sans passer par la case PC et internet. Je pense notamment à l'Afrique avec le m-paiement. Beaucoup d'innovations viennent aujourd'hui de Chine ou d'Inde et plus seulement de la Silicon Valley. Enfin, c'est une révolution parce que c'est un extraordinaire catalyseur de changement et de transformation pour les entreprises.

 

Ce n'est donc pas un canal digital comme un autre ?

T.H. Non, parce que le mobile ne se réduit pas au digital. Il fait aussi le lien avec le monde physique. Il demande aux entreprises de faire bien plus que dupliquer un site web sur un petit écran. Elles doivent accompagner et servir le mobinaute tout au long de la journée.

 

C'est ce que vous appelez l'instant mobile ?

T.H. L'instant mobile, c'est le moment où l'individu prend son téléphone pour obtenir une réponse à son besoin du moment. Peu de marques ont bien appréhendé les différentes attentes du consommateur. Peu ont intégré des dimensions essentielles comme le lieu et le temps. Prenons l'exemple d'une compagnie aérienne : à J -2, le voyageur s'intéresse à sa réservation, choisit son siège ; deux heures avant son vol, il doit pouvoir vérifier sa ponctualité ; pendant le vol, il veut savoir quelle est l'offre wifi ; à l'arrivée, il souhaite réserver un taxi. Le mobile est un élément qui permet de construire un parcours client fluide. Tous les secteurs sont concernés, et l'enjeu est de taille. Les marques n'ont en effet que quelques secondes pour le faire, et les utilisateurs sont peu patients. Si cela ne fonctionne pas, ils iront voir ailleurs.

 

Pour réussir, une entreprise doit donc repenser sa vision marketing.

T.H. Elle doit tout miser sur le data, être à même de récupérer et d'intégrer les données du mobile à l'ensemble de son système d'information marketing. Elle doit aussi pratiquer l'analyse comportementale et prédictive pour anticiper, essayer de savoir avant le consommateur ce qu'il va faire, où il va être et ce dont il va avoir besoin à l'instant même où il se connecte.

 

Il faut aussi qu'elle investisse…

T.H. Oui. Les entreprises en avance de phase investissent significativement dans le mobile : 200 millions de dollars sur dix ans pour Nike, 400 millions de dollars pour la banque Morgan Stanley sur la même période. Plus d'un demi-milliard pour le groupe hôtelier Hilton qui multiplie les initiatives : changer la procédure de check-in de ses clients, mettre en place de nouvelles expériences avec le téléphone, lancer des services personnalisés, etc.

 

Qu'est-ce qu'une bonne stratégie mobile ?

T.H. Les entreprises ont encore trop souvent des réflexes technologiques. Elles pensent Ibeacon, NFC, HTML5, alors qu'elles devraient avant tout se concentrer sur les besoins des utilisateurs, bien comprendre les contextes d'utilisation. Il faut également adopter une démarche itérative : analyser en quoi le mobile apporte une valeur ajoutée, designer une expérience, l'industrialiser sur des plateformes, analyser les parcours puis recommencer. C'est compliqué, cela suppose de faire travailler ensemble de multiples compétences et services de l'entreprise. L'orchestration doit donc être menée au plus haut. A terme, le mobile sera un élément de différenciation. Il permettra des gains de productivité parce qu'il influence le parcours d'achat.

 

Sur le mobile, plus intime, les messages sont plus intrusifs. Est-il conciliable avec une approche publicitaire traditionnelle ?

T.H. Il y a en effet des enjeux de vie privée très importants. Notre mobile en sait plus sur nous que quiconque. On arrive ainsi très vite dans une logique d'intrusion extrêmement forte. Or, tout l'enjeu est de raisonner en matière de service rendu en optant pour une démarche contractuelle totalement transparente qui utilise telle donnée et pas telle autre avec l'accord de l'utilisateur. Il faut passer de « big brother » à « big mother » pour que cela fonctionne. Prenez, par exemple, le principe du « pay as you drive » (« payez selon votre conduite »), développé par des compagnies d'assurances aux Etats-Unis et qui fixe un prix en fonction de la conduite de l'automobiliste décelée par des capteurs : c'est très intrusif, mais le contrat est clair et le consommateur s'y retrouve.

 

C'est la fin des bannières ?

T.H. Aujourd'hui, les entreprises ont encore trop souvent des réflexes web. Elles ont pensé bannières en cherchant à les faire évoluer. Or, cela ne fonctionne pas bien. Les éditeurs ne sont pas très contents des revenus associés au mobile. Il y a un effet « ciseaux » phénoménal et dangereux. Pour beaucoup de sociétés médias, vous avez des audiences souvent supérieures à 50% avec des revenus digitaux, et en particulier mobiles, très faibles. D'où l'idée d'aller sur de nouveaux formats plus « natifs », plus intégrés à l'expérience de l'utilisateur et plus axés sur une notion de service. C'est en train de changer aux Etats-Unis et dans certains pays. Cela arrive en Europe et en France. C'est aussi un des enjeux de la révolution mobile.

 

Quels formats de publicité mobile sont appelés à émerger ?

T.H. Tous les messages qui relèvent davantage du contenu de marque fonctionnent bien, les messages personnalisés en lien avec l'expérience de l'utilisateur. On voit ainsi émerger des formats plus courts, plus graphiques, plus adaptés au petit écran, plus discrets, plus propriétaires aussi, comme par exemple sur Facebook.

 

Les publicités coûtent moins cher sur téléphones mobiles. Le prix du clic, payé par les publicitaires à Google, n'a pas cessé de baisser depuis deux ans. Quelles vont être les répercussions sur la croissance des Google et Facebook ?

T.H. Les consommateurs ont basculé sur le mobile, mais pas les entreprises, pas encore. C'est ce décalage, cette transition, qui fait que les revenus baissent. Il y a peu de sociétés qui ont réussi à combler le fossé. On parle beaucoup de Facebook. Au départ, le réseau misait à fond sur le PC et le web. Il s'est aperçu de son retard, a investi et occupé un espace vacant laissé par Google sur la découverte des applications. Une bonne partie des revenus de Facebook mobile vient des « app installs », où des annonceurs font la promotion de leur application. Leur audience network est la préfiguration d'une régie pour le compte de tiers, comme Google le fait avec Adsense. Ces entreprises ont la capacité de se réinventer.

 

Existe-t-il des entreprises 100% mobiles ?

T.H. Il existe des sociétés où la composante mobile est prédominante. Ainsi, Uber qui, à travers son application mobile, réconcilie en temps réel l'offre et la demande. D'autres ont créé des services mobiles avant de se développer sur le web, comme la société Evernote. La messagerie WeChat, développée par le géant chinois Tencent, a déjà 600 millions d'utilisateurs, dont 80 à 90% en mobilité. Elle n'existait pas en 2011, mais elle devient une plateforme incontournable au même titre qu'Amazon ou Google en Occident. Je citerais aussi WhatsApp. Ces entreprises essentiellement mobiles valent aujourd'hui des milliards.

 

La France est-elle le cancre du marketing mobile ?

T.H. Non, mais la France est en retard, comme l'Europe en général. Les usages sont matures avec un taux de pénétration sur smartphones supérieur à 50%, mais il existe un problème d'offre. Les entreprises reconnaissent les enjeux stratégiques liés au mobile mais sans y aller vraiment. Les études sur le sujet disent par ailleurs que le marché publicitaire est de quelques dizaines de millions d'euros. Or, elles n'intègrent pas l'ensemble des données, notamment tout ce qui concerne le « in app advertising » ou la publicité locale. Au final, le marché est difficile à quantifier, mais il est clairement plus important que ce que laissent entendre certaines études.

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