Numérique
Une étude récente d'Havas Media témoigne de l'inquiétude des internautes quant à l'utilisation de leurs données personnelles. Mais aussi, dans le même temps, d'un appétit pour la rétribution qu'ils pourraient en tirer.

«There will be a data 9-11»: cette sombre prédiction de Mark Gazit, CEO de Theta Ray, une entreprise israélienne spécialisée dans le big data, dit bien les craintes qui planent autour de l'exploitation des données personnelles. Une étude menée en août par Toluna auprès des Français de 15 à 64 ans pour Havas Media les confirme: 84% se déclarent inquiets de cette utilisation quand 47% y voient des opportunités en matière commerciale. Pour les trois quarts d'entre eux, ces peurs sont liées aux usages frauduleux – qui justifient, par exemple, l'emploi par Orange de plusieurs dizaines de hackers éthiques pour contrer les centaines d'attaques quotidiennes sur ses réseaux – mais l'inquiétude porte aussi sur ce que les données révèlent de la vie privée (53%) et, pour près de la moitié des interviewés, sur leur transmission (à des fins de surveillance, de santé, etc.).

Que disent ces craintes du rapport des internautes à leurs données? Va-t-on vers de plus en plus de défiance ou, au contraire, de renoncement à sa sphère privée? Selon Havas Media, les «data paranos» constituent le gros des troupes (37%), mais on trouve aussi des fatalistes (27%), des «data natives» (24%) et des stratèges (9%). Si les premiers sont très attentifs à la sécurisation de leurs données, où des marques peuvent se créer un territoire de légitimité, les seconds sont plus sensibles à l'utilisation vertueuse de la data (par exemple, les routes praticables avec Honda, le suivi de la propagation d'Ebola avec Orange). Les deux derniers segments, les plus dynamiques, sont ces natifs du digital prêts à «échanger leur données avec des contenus ou des services qui leur rapportent en matière d'éducation, de valorisation de soi ou de divertissement», dixit Havas Media. Ou bien les experts stratèges du digital qui savent pertinemment qu'ils «travaillent» pour le profit de Google, Facebook ou Apple et en attendent une rémunération…

Les contreparties peuvent être constituées de cadeaux, de réductions, de gains de miles (pour 42%), ou être tout simplement financières (pour 45%), notamment chez trois Français sur dix qui valorisent à 500 euros par an leurs données (le maximum proposé). Une étude d'Orange révèle aussi que les consommateurs estiment la valeur de leurs données personnelles à 170 euros. Les starts-up Yes Profile et Datacoup proposent à l'internaute de transférer ses datas au profit d'annonceurs en échange de quelques euros. Une situation que n'avaient pas prévue la loi Informatique et Liberté de 1978.

Selon Havas Media, les internautes seraient même sept sur dix à accepter l'exploitation de leurs données si on leur propose une rétribution entre 50 et 500 euros. «Un paradoxe», selon Raphaël de Andréis, directeur général, qui constate que l'inquiétude n'empêche pas une certaine gourmandise, notamment chez les jeunes, de voir ce qui peut être créé pour soi. «Pour garder les services, la moitié des 15-25 ans sont prêts à abandonner une partie de leur souveraineté sur les données pour conserver la recommandation de l'algorithme. Ils ne sont qu'un quart chez les plus de 35 ans», souligne Laurent Colombani, associé chez Bain & Company France, qui confirme que la génération des digital natives rejoint par les migrants du numérique est la population montante dans le rapport à la data.

Une compréhension plus que jamais nécessaire

Cela n'exclut pas une certaine cécité volontaire: «Il y a une crainte vague chez les étudiants, constate Guillaume Sire, maître de conférence à l'Institut français de presse (Paris II), mais encore une grande ignorance de ce qui est public sur internet. Beaucoup croient encore au caractère privé de leurs traces, mais il suffit de télécharger Ghostery pour voir tous les mouchards qui vous observent.» L'universitaire estime que le clivage vie privée/vie publique devient de plus en plus le propre des générations de l'analogique. Pourtant, la compréhension des outils est plus que jamais nécessaire, avec des algorithmes favorisant l'adressage de contenus «qui vous ressemblent», quitte à vous enfermer dans une bulle renforçant «le quant à soi numérique» (la «filter bubble» chère à Eli Pariser, cofondateur de Avaaz.org).

«Contrairement à ce que l'on pourrait penser à priori, les jeunes ne sont pas inconscients de l'utilisation faite de leur données, ils sont plongés dedans et veulent avoir des outils de maîtrise, de contrôle», précise Geoffrey Delcroix, chef de projet innovation et prospective de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Ils auraient donc conscience que la contrepartie à l'accès à des services gratuits fournis par Facebook et Google consiste à céder une part de leurs données personnelles. Mais y trouveraient leur compte.

Déjà, ces jeunes générations ont adopté des stratégies assez sophistiquées de protection de leurs données sur les réseaux sociaux: ils ont des types de contenus différents pour Snapshat, Facebook… Et il leur arrive souvent de demander à quelqu'un de retirer d'un réseau social un contenu les concernant. Ils utilisent des outils en ligne pour bloquer certains cookies (Adblock) ou pour naviguer de façon anonyme sur les billetteries de trains en ligne.

Quelle importance accorder aux «abandonnistes» de Facebook et aux adeptes des réseaux sociaux un brin utopiques qui se posent comme «Facebook killers», sans publicité ni traçabilité des données? Le nouveau réseau social Ello.co, créé fin septembre, s'inscrit dans cette veine. Il vient de lever 5,5 millions de dollars auprès de fonds d'investissements et d'obtenir le statut de «Public Benefit Corporation», qui permet de graver dans le marbre, avec une valeur légale, l'impossibilité pour les investisseurs d'obliger le service à afficher des publicités ou de vendre des données personnelles. Mais Ello se donne aussi le droit de modifier ses conditions générales d'utilisation (CGU) à tout moment. Rien ne garantit, donc, qu'il ne revienne pas un jour sur ses règles du jeu.

Valeur et négociation

La face cachée de cette économie de la donnée? Il s'agit toujours de créer de la valeur autour de Facebook et Google, en améliorant la pertinence de leurs algorithmes de recherche et leur moteur. La protection individuelle de sa «privacy» est-elle alors une réponse adaptée? Dans le livre collectif Against the Hypothesis of the End of Privacy (éditions Springer), le chercheur Antonio A. Casilli défend l'idée que contrairement à ce qu'annoncent les évangélistes de la data (Vint Cerf, Eric Schmidt…), qui voient dans notre vie privée une anomalie, «elle n'a pas disparu, elle s'est transformée qualitativement pour devenir une négociation collective».

Dans son récent livre La Nouvelle Société du coût marginal zéro (éditions Les liens qui libèrent), Jeremy Rifkin évoque ces nouvelles générations, les «prosumers», qui produisent et partagent des contenus, comme leurs propres vidéos, et nourrissent en contenus – et avec leurs données personnelles – Google, Facebook ou Twitter. «Je pense que les internautes vont s'organiser, qu'une prise de conscience va aboutir à une déclaration des droits numériques et une régulation, qui empêchera les nouveaux monopoles de capter l'essentiel de la valeur», déclarait-il devant la presse, le 25 septembre. Bruxelles a prévu de s'atteler à la question avec une nouvelle directive en 2015.

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