Et si les aînés n’étaient pas ces conservateurs ringards et grincheux, mais des acteurs du changement qui n’ont pas renoncé à leurs désirs ? C’est la thèse du sociologue Serge Guérin, pour qui le vieillissement de la société est une chance.

Les seniors ont-ils changé ?


Serge Guérin. Ils forment une population très hétérogène difficile à catégoriser par tranche d’âge, tant nous sommes inégaux face à la vieillesse. Le critère du mode de vie est bien plus pertinent. Et sur ce sujet, les seniors ont fait leur révolution culturelle. Il y a certes toujours des « traditionnels », correspondant à l’imaginaire collectif, qui sont plus conservateurs, peu novateurs dans leurs pratiques culturelles et sociales, et dont les besoins de réassurance et de sécurité sont prégnants. Mais à côté de ces derniers et des seniors fragilisés, on trouve une autre réalité, d’autres personnes.



Des néo-seniors…


S.G. Les vieux d’aujourd’hui le sont de moins en moins. Ils se sentent jeunes et n’ont pas renoncé à leurs projets et à leurs désirs. Je les appelle les « boo-bos » : les boomers-bohèmes. Ils représentent aujourd’hui près d’un tiers des plus de 60 ans et sont toujours plus nombreux. Consommateurs, connectés, mieux informés que le reste de la population, ils sont très impliqués dans la vie sociale. Ils veulent être « contemporains » et avoir voix au chapitre.

 

 

Le regard qu’on leur porte a-t-il évolué ?


S.G. Notre image des seniors s’est figée alors que la réalité a évolué. Nous les jugeons encore ringards, obsolètes, improductifs, rétifs aux nouvelles technologies, conservateurs, voire réactionnaires. Pourtant, dans les classes populaires, les moins nombreux à voter pour l’extrême droite sont les plus âgés. Il en va de même pour leur supposée résistance au changement. Ils ont connu l’arrivée du transistor, de la télévision, du téléphone fixe et portable, d’internet… Ils se sont adaptés sur la durée de façon beaucoup plus héroïque que le petit jeune qui est passé de la version 5 à 6 de l’Iphone… De même, en matière de nouvelles technologies, ils ne sont pas du tout dépassés. Quand le premier Iphone est sorti, plus de 50% des acquéreurs avaient plus de 50 ans. Mais contrairement aux plus jeunes, les seniors n’achètent pas la nouveauté pour la nouveauté. Ils privilégient les usages et rejettent les gadgets. Ils veulent par ailleurs rester dans le coup. C’est pour cela qu’ils s’informent plus que les autres et passent beaucoup de temps sur le web.



Ne payent-ils pas une certaine idéalisation de la jeunesse ?


S.G. En effet, le discours idéologique de Mai 1968 était très marqué par le jeunisme : les jeunes ont raison parce qu’ils sont jeunes, les autres ne sont que des vieux qui ne comprennent rien. Aujourd’hui, ils ont vieilli et continuent d’une certaine manière de porter ce discours. Ils se sentent beaucoup plus jeunes que leurs parents et le montrent mentalement, physiquement, en termes d’espérance de vie, de façon d’être et de s’habiller. Ils n’ont pas envie d’entendre parler de leur âge.


 
Vous récusez également la notion de retraités inactifs…


S.G. Ce mot retraite est abominable. Il renvoie à la notion de défaite. On dit battre en retraite dans le langage militaire…. Être en retraite, cela signifie pour beaucoup être en retrait, en marge de la société. La retraite, c’est d’abord la révolution du temps, la première fois dans son histoire personnelle où l’on dispose de temps devant soi. Beaucoup en profitent pour s’investir et ont besoin de se sentir utiles.



Comment est utilisé ce nouveau temps libre ?


S.G. Quinze millions de retraités sont en activité, même s’ils ne sont pas en emploi. Cela passe notamment par de l’engagement associatif (80 % des bénévoles actifs sont des retraités), de l’engagement pour la cité (32 % des maires sont retraités) ou par des solidarités plus informelles, comme ce grand-père qui va chercher ses petits-enfants à l’école, cet ingénieur retraité qui donne des cours de maths à un jeune voisin ou ce retraité qui fait pousser des tomates qu’il vend ou distribue à ses proches. Ainsi, 15 % des fruits et légumes consommés en France échappent au circuit classique ! Ces coups de main des grands-parents vers leurs petits-enfants représentent 23 millions d’heures par semaine. Notre société va apprendre à découpler travail et activité utile à la collectivité.



A vous écouter, la seniorisation de la société serait donc une bonne nouvelle ?


S.G. Oui, notamment parce que cette « société de la vie plus longue » invite ces populations à sortir du cadre, à réfléchir différemment sur le vivre ensemble et sur les conditions de la production de richesses. Nous allons devoir composer avec ces seniors qui ont du temps mais moins d’argent, qui achètent moins car ils sont plus sélectifs, mais qui font plus.



Seraient-ils les véritables acteurs du changement ?


S.G. Sans forcément s’en rendre compte, ils participent à la transition écologique et à un futur plus solidaire et démocratique. Face à la hausse de la précarité, ils consomment autrement, en recyclant, troquant, autoproduisant… Ils participent, souvent poussés par la contrainte économique, à la montée en puissance de l’économie circulaire et de l’économie du partage. Ils nous obligent à inventer une société « plus durable », en cohérence avec l’avancée en âge. Après tout, ceux qui inventent le développement durable  sont les vieux, puisqu’ils vivent plus longtemps et « durent » plus longtemps… Eux-mêmes nous prouvent que cette société durable existe.



Les seniors sont aussi un marché. Comment les entreprises et les publicitaires peuvent-ils répondre à leurs besoins ?


S.G. Les médias et les annonceurs veulent tous rajeunir leurs marques et toucher les plus jeunes. Mais la réalité est que 50 % des achats du marché, y compris les jouets, sont effectués par les plus de 50 ans. Le marketing va donc devoir s’adapter à cette nouvelle donne. Cela aura aussi des effets sur la durée de vie de l’ensemble des objets produits. La logique de l’obsolescence programmée se confronte à celle du pouvoir d’achat, de la culture du recyclage et de l’évolution des repères temporaux liés à la longévité. Enfin, il y a tout un travail de sensibilisation à mener pour que les décideurs ne considèrent plus les seniors comme des parias et des malades en puissance, mais comme des acteurs du développement économique culturel et social.



Que peut l’Etat face à ces changements ?


S.G. Le fait de vivre plus longtemps a contribué aux changements au sein de la famille ou aux interrogations sur l’avenir des retraites. Le projet de loi relatif à l’adaptation de la société au vieillissement va dans le bon sens, tout comme la création d’une filière « silver économie », à condition de ne pas verser dans le mythe technologiste ou d’oublier la question des usages. Rappelons enfin que la vieillesse est un des rares sujets concernant tout le monde. Contrairement à la maladie et au handicap, on ne peut espérer y échapper.

 

 

Sociologue et consultant, spécialiste des questions liées à la seniorisation de la société, docteur HDR en sciences de l’information et de la communication, Serge Guérin est professeur à l’ESG Management School et enseigne en master Politiques gérontologiques à Sciences Po Paris. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont La nouvelle société des seniors (Michalon, 2011) et La solidarité ça existe… et en plus ça rapporte (Michalon, 2013).

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