Loin du vœu pieux, le concept de «brand utility» convainc de plus en plus de marques. Certaines y voient même un moyen de repenser leur modèle économique.

Gouzi! Derrière cette onomatopée enfantine se cache la dernière application mobile d'Evian destinée à suivre la vie de bébé au quotidien. De prime abord, un service assez éloigné du cœur de métier d'une marque d'eau minérale, il est vrai fort présente dans les maternités. Et pourtant… L'idée est bien de nourrir le territoire d'Evian en proposant aux consommateurs un service utile et pratique à même de créer un attachement à la marque, qui prouve ainsi son utilité sociale. En somme, une communication différente basée sur l'usage et le partage.

 

C'est ce que les marketeurs appellent la «brand utility». «Au siècle dernier, on fabriquait des produits. Aujourd'hui, on répond à des usages liés aux produits, décrypte Elizabeth Pastore-Reiss, fondatrice du cabinet Ethicity et directrice générale déléguée de Greenflex, conseil en développement durable. Nous sommes passés d'une économie de production à une économie de fonctionnalité. Une marque qui n'est utile qu'à travers son produit a du souci à se faire.»

 

A l'heure où le public est de plus en plus exigeant et méfiant vis-à-vis de la publicité classique, l'expérience client est devenu l'alpha et l'omega du marketing. «Plus le territoire de marque est développé, plus on peut préempter des thèmes larges, par exemple la famille et la jeunesse pour Evian», commente Gilles Reeb, cofondateur et responsable des stratégies de Uzful, agence digitale spécialiste du «marketing utile».

 

Mais sur l'échelle de la brand utility, toutes les marques ne sont pas au même niveau. Beaucoup se contentent encore de faire des coups, en proposant des services événementiels. Parmi les cas les plus emblématiques, le «Sun Band» de Nivea, un bracelet et une application mobile imaginés par FCB Brazil pour surveiller les enfants sur la plage. Ou l'opération «Scrabble Wifi», conçue par Ogilvy Paris, qui permet de gagner des minutes de connexion gratuite à internet en jouant au fameux jeu de lettres sur son smartphone. De belles idées, certes, mais au-delà de l'effet «Waou!», quel impact en profondeur pour la marque?

 

D'autres préférent privilégier l'objectif business. Entre innovation et brand utility, la frontière est alors ténue. La référence en la matière reste Apple, marque pionnière avec le lancement d'Itunes en 2003, qui a révolutionné la vente de musique. Autre précurseur, Nike, avec la création en 2006 du dispositif «Nike+» qui permet aux coureurs de connaître, d'améliorer et de partager leurs performances sportives. Ce service - initialement lancé avec Apple - représenterait aujourd'hui près de 20% des revenus de l'équipementier sportif.

 

Réinvention du marketing par le service

 

Si la brand utility peut prendre la forme d'un produit ou d'un service physique comme le bouchon «Refresh Cap» de Vittel (Ogilvy Paris/Ovadesign) lancé cet été et intégrant un minuteur qui rappelle de boire de l'eau toutes les heures, ce type de démarche passe pour l'essentiel aujourd'hui par le digital. Ainsi Domyos, marque du groupe Décathlon spécialisée dans la remise en forme, a-t-elle lancé en 2008 sa propre salle de fitness à Marcq-en-Barœul (une seconde existe désormais à Lille), servant à l'origine de laboratoire pour réaliser des tests clients en situation avec ses produits. «Mais notre objectif étant de rendre accessible le fitness au plus grand nombre, nous avons décidé d'amener le club chez les gens en lançant en novembre 2013 “Domyos Live”, un programme gratuit de cours à suivre en direct sur son ordinateur via notre site», raconte Jean-Baptiste Calderin, chef de produit Domyos qui annonce le lancement début 2015 d'un service de vidéo à la demande (payant) et d'une application mobile. «L'idée est d'associer produit, service et pratique», résume-t-il.

 

Un passage obligé pour certains. «Avec l'explosion des services digitaux, des “pure players” peuvent à tout moment remettre en cause des acteurs installés, et ce dans tous les segments de l'économie, constate Matthieu de Lesseux, président de DDB Paris. Comme Apple a pu le faire dans la musique, d'autres ont créé et créeront de fortes ruptures, avec un avant et un après.» Les exemples ne manquent pas: Voyages-SNCF.com pour la vente de billets de train, Amazon pour celle de livres, Domino's pizza pour la commande en ligne de pizzas, Starbucks et ses services digitaux, Blablacar qui concurrence la SNCF ou encore Uber, service de transport de personnes que Taxi G7 n'a manifestement pas vu venir.

 

«Pour préserver leur business, les marques n'ont pas d'autre choix que de se lancer dans la brand utility. Il s'agit ni plus ni moins de réinventer le marketing par le service», lance Matthieu de Lesseux, qui a développé avec son client McDonald's une application pour commander et pré-payer avec son smartphone avant de se rendre dans son McDo. Un service qui s'est traduit par des changements en profondeur dans l'organisation tant du travail que de l'espace des points de vente.

 

«Mais quand on a cette ambition, il faut savoir que ce sont des projets complexes à mettre en œuvre», prévient le patron de DDB, qui énonce quatre règles d'or en la matière: un président qui porte cette vision, une réelle expertise digitale de la brand utility, une gouvernance agile avec des circuits de décision courts et une capacité à prendre des risques financiers.

 

Quand ces conditions sont réunies, les initiatives marquent par leur diversité et leur originalité. Témoins, le programme Speaking Exchange du réseau brésilien d'écoles de langue CNA Idiomas, qui met en relation via Skype des jeunes souhaitant progresser en anglais et des personnes âgées en quête de compagnie; l'application développée par Audi en Espagne qui, à l'exemple de son système Start-Stop mettant le moteur au ralenti lors des arrêts, permet à son smartphone de faire de même en plaçant en veille les applications ouvertes mais non utilisées; ou encore le prototype mis au point par Vodafone en 2013 pour recharger son smartphone grâce aux mouvements et à la chaleur du corps.

 

«La stratégie de communication d'une marque est aujourd'hui basée autant sur le message qu'elle émet que sur les conversations générées autour d'elle», remarque Stanislas de Parcevaux, directeur marketing d'Orangina-Schweppes, qui présente «Soyez Be Fruit d'Oasis» et la Villa Schweppes comme des moyens de proposer des sujets de conversation autour de chacune de ces marques, l'une sur le thème du pur divertissement (200 000 followers sur Twitter, 2,6 millions de fans sur Facebook), l'autre sur celui des sorties nocturnes (3,6 millions de visites par an sur le site).

 

«Une telle approche nécessite la constitution d'équipes aux profils très variés: marketing, événementiel, e-PR..., jusqu'à un spécialiste des lignes éditoriales des marques», ajoute Stanislas de Parcevaux.

 

De la notoriété à la réputation des marques

 

Plus ambitieux encore, certains voient dans la brand utility le moyen d'expérimenter de nouveaux modèles économiques et d'explorer de nouvelles sources de revenus. «Avec le digital, on peut tester des choses pour quelques centaines de milliers d'euros, des sommes sans commune mesure avec ce qu'il faut investir dans le monde physique», souligne Gilles Reeb, de Uzful. Ainsi, en lançant en cette fin d'année «Très bien merci», son offre de coaching nutritionnel et de livraison à domicile de plats diététiques, Fleury Michon investit un nouveau métier tout en limitant les risques. 

 

Certains «ultras» de la brand utility voient les choses sous un angle encore plus radical. «Nous sommes en train de passer d'un monde basé sur la notoriété des marques à un monde s'appuyant sur leur réputation», lance Brieuc Saffré. Pour ce consultant en marketing utile, cofondateur de Wiithaa, agence de design spécialisée dans l'économie circulaire, «la raison d'être d'une entreprise n'est pas de fabriquer des objets ni de faire du profit, qui est un effet secondaire. Ainsi, pour un constructeur par exemple, sa raison d'être n'est pas de fabriquer des automobiles, mais d'aider à la mobilité des gens.»

 

Et de citer les exemples de la lessive Tide (P&G), qui a conçu des camions équipés de machines à laver le linge pour les situations de catastrophes naturelles, et du fabricant de vêtements Patagonia, qui a lancé un service de réparation de ses vêtements et une plateforme sur Ebay pour faciliter la revente de ses propres produits. Dans un autre registre, mais tout aussi utilitaire, le programme gratuit des stages Auto-malin lancés en 2013 par Norauto pour familiariser le public aux bases de la mécanique et à la bonne utilisation des produits vendus dans un garage. «Pour nous, ce n'est pas un service commercial mais un moyen de renforcer nos liens avec les automobilistes, d'accompagner le consommateur dans son quotidien en matière de mobilité», déclare Caroline Ramet, responsable fidélisation et connaissance client chez Norauto France, qui envisage d'accélérer la digitalisation de ces stages entamée en 2014.

 

Penser et organiser différemment

 

«Ce type d'initiative va se développer car à l'heure de la révolution digitale et de l'essor des réseaux sociaux, les consommateurs sont de plus en plus attentifs à la dimension sociale et citoyenne des entreprises», avance Benoît de Fleurian, head of integrated d'Ogilvy & Mather Worldwide, qui évoque le mouvement opéré ces dernières années par des géants comme P&G et Unilever, qui ne se cachent plus derrière leurs marques, le premier via sa campagne «Thank you Mom», le second au travers du programme «Project Sunlight».

 

Unilever a carrément développé une stratégie en ce sens, comme l'expliquait Marc Mathieu, senior vice-president marketing du groupe, dans ces colonnes en juin dernier au sujet de l'investissement d'Unilever Ventures dans Brandtone: «En utilisant entre autres le système du “missed called” [appel manqué], cette société de marketing mobile offre de nouvelles opportunités pour se connecter avec les gens [...]. Notre opération “The Kan Khajura Station”, qui consiste à offrir un accès gratuit à une radio pour des personnes privées d'électricité, mais disposant d'un mobile, est basée sur ce système.»

 

Autre exemple marquant: Nestlé, que Benoît de Fleurian, d'Ogilvy, conseille sur le programme «United for healthier kids», destiné à inciter aux changements de comportements alimentaires dans les pays qui en ont le plus besoin, inauguré cet été au Mexique. Ou encore IBM, également client d'Ogilvy France, via la plateforme citoyenne «People for smarter cities». La distribution n'est pas en reste. Cet été, la chaîne anglaise de supermarchés Sainsbury's s'est alliée à Google dans un dispositif de brand utility pour lutter contre le gaspillage alimentaire via l'application «Food Rescue».

Autant d'initiatives qui supposent une révolution dans les entreprises en termes de modes de pensée et d'organisation, mais aussi de prises de risque.

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