Visionnaire, conseiller, gourou, essayiste, l’économiste Jeremy Rifkin est aussi un entrepreneur qui met en œuvre sa troisième révolution industrielle à travers le monde. Ses ouvrages sont une invitation à prendre de la hauteur et à donner du sens aux bouleversements à l’œuvre dans nos sociétés. Rencontre.

Pour vous, nous vivons un moment historique, une troisième révolution industrielle. Sur quoi repose-t-elle ?
Jeremy Rifkin. Les grandes révolutions industrielles de l’histoire ont des dénominateurs communs. Elles se produisent à chaque fois que de nouvelles technologies de communication apparaissent et se conjuguent simultanément avec de nouvelles sources d’énergie. La première s’est appuyée sur le charbon, la machine à vapeur et le télégraphe. La deuxième correspond à la rencontre de l’électricité centralisée, des voitures et des moyens de télécommunication comme la radio, la télévision et le téléphone. La troisième est le fruit d’une synergie entre les énergies renouvelables et les technologies internet. Elle intervient alors que notre civilisation industrielle est à un tournant. Le pétrole et les autres énergies fossiles touchent à leur fin et toute l’infrastructure industrielle qui leur est associée est dans un état d’obsolescence avancée. Pire encore, les premiers signes du changement climatique, engendrés par ce modèle, font leur apparition, mettant en péril les capacités de survie de notre espèce.


Et le système capitaliste n’y résiste pas. Il a selon vous passé son pic et amorcé son déclin…
J.R. Nous commençons à entrapercevoir un nouveau système économique, le premier qui émerge sur la scène mondiale depuis l’arrivée du capitalisme et du socialisme au XIXe siècle. C’est l’économie du partage ou ce que j’appelle les communaux collaboratifs. Cela se produit quand des milliers voire des millions de personnes produisent leur propre énergie, leur propre divertissement, leur propre produit physique et les partagent entre eux à un coût marginal zéro, quasiment gratuitement.


Qu’est-ce que le coût marginal zéro, titre et concept phare de votre dernier livre ?
J.R. C’est le coût de la production d’un bien ou d’un service additionnel après que l’on ait couvert les frais fixes. En affaires, on dit toujours : « Réduisez vos coûts marginaux. Mettez sur le marché des produits moins chers, vous gagnerez plus d’acheteurs, de clients et vous aurez plus de revenus. » Or nous arrivons à une révolution technologique qui réduit le coût marginal à quasiment zéro. Nous passons d’une économie de la pénurie à une société de l’abondance. Cela change tout.


Vous avez des exemples ?
J.R. Dans l’internet de la communication, les gens produisent leur propre musique, blog ou vidéo qu’ils partagent les uns avec les autres sans payer. Ils sont sur You Tube ou suivent en ligne et gratuitement les cours des meilleures universités. Voilà pourquoi l’industrie de la télévision disparaît, les magazines et les journaux font faillite et l’édition est au plus bas. Regardez Wikipédia, une société à but non lucratif. L’Encyclopædia Britannica pouvait-elle imaginer que des internautes prendraient part à un site gratuit à un coût marginal zéro ? Beaucoup pensent que cela ne concerne que le monde virtuel et l’industrie du divertissement. Mais le coût marginal zéro a pénétré le monde physique. En Allemagne, des millions de gens produisent leur électricité renouvelable à un coût marginal zéro.


C’est ce que vous appelez les prosumers ?
J.R. Ce sont des consommateurs producteurs. En Allemagne, des milliers d’acteurs, agriculteurs, PME et PMI ont d’ores et déjà créé des coopératives énergétiques en contractant de petits emprunts à la banque. Ils produisent aujourd’hui 27 % de l’électricité du pays à un coût quasiment nul. Dans l’ère à venir, des centaines de millions de personnes produiront leur propre énergie verte à la maison, au bureau, à l’usine et la partageront via un système d’internet de l’énergie distribuée, tout comme on crée et partage aujourd’hui des informations en ligne. Bien sûr, il faut payer pour les panneaux solaires et les éoliennes, mais une fois ce coût fixe réglé, c’est gratuit. Le soleil n’envoie pas de facture. Ni le vent. Il faut simplement que le panneau soit propre, que la pompe géothermique fonctionne. La chaleur qui vient du sol est gratuite.


Et cela est rendu possible par ce que vous appelez l’internet des objets…
J.R. Oui, cela fonctionne grâce à une plateforme unique qui combine l’internet de la communication, l’internet des énergies renouvelables et un système de logistique de transport automatisé. Aujourd’hui, 40 % du genre humain est relié à l’internet. Dans 20 ans, 100 % de la population mondiale sera connectée. Chacun peut et pourra devenir entrepreneur. Regardez l’impression 3D. Quand des millions de jeunes auront à l’école de petites imprimantes 3D, ils fabriqueront eux-mêmes des tas de produits. Nous allons assister à la démocratisation de la manufacture comme on a vu la démocratisation de la communication, du transport et de l’énergie.


Dans ce contexte, quel est l’avenir du capitalisme ?
J.R. En 2050, le capitalisme sera toujours là. Mais il ne sera plus l’arbitre unique de notre vie économique. Il devra partager la scène avec l’économie collaborative et les communaux collaboratifs. Les deux vivront ensemble, côte à côte ou seront en compétition. Pour faire face, les grandes entreprises verticalement intégrées vont devoir se transformer sous peine de disparaître. L’industrie discographique a été détruite par des tas de jeunes qui ont commencé à partager la musique. En Allemagne, les grandes entreprises du secteur de l’énergie n’ont pu empêcher les gens de produire leur électricité verte. Elles ont décliné exactement comme celles de l’industrie du disque.


Le secteur de la communication est aussi touché. L’un des chapitres de votre livre s’intitule « La fin de publicité »…
J.R. C’est la fin de la publicité telle que nous la connaissons. Comme les grandes entreprises, les acteurs de ce marché assistent inquiets à la métamorphose de millions de consommateurs passifs en prosommateurs. D’autant que les jeunes achètent moins sur le marché, qu’ils privilégient les articles d’occasion et l’accès, l’usage, à la propriété. L’intérêt pour la publicité diminue aussi. Le consommateur passif l’a accepté pour profiter du contenu qu’elle finance, mais s’il produit lui-même ce contenu, elle n’est plus nécessaire. Elle est par ailleurs vécue de plus en plus comme une intrusion, notamment sur les mobiles. Or des milliers d’usagers passent des ordinateurs aux smartphones. Cette transition va avoir un impact sur la croissance des recettes publicitaires. Sur les mobiles, les publicités coûtent en effet moins cher que sur les ordinateurs. Même Google, l’un des plus gros bénéficiaires de ces recettes, le reconnaît. Enfin, les décisions économiques se font moins sur la puissance des campagnes publicitaires que via les sites de recommandation et les « like » de Facebook. Comme d’autres secteurs du marché capitaliste, la publicité ne va pas être totalement anéantie par l’essor des communaux collaboratifs. Elle va s’ajuster et s’installer dans une niche au sein d’une économie sociale allant vers sa maturité.


Qu’en est-il pour Google ou Facebook ?
J.R. Leur succès vient de ce qu’ils ont créé des communaux collaboratifs au sein desquels des millions de gens produisent et partagent leur musique et leurs informations à un coût marginal zéro. Ils ont mis à mal les anciennes industries, les éditeurs, les médias, les chaînes de télévision… Le problème, c’est que ces entreprises commencent à ressembler à des monopoles. Si tout le monde passe par elles pour communiquer et acquérir du savoir, elles deviennent de fait des sociétés de service public. Il va donc falloir les réglementer comme on l’a fait avec les grandes sociétés d’électricité et de téléphone au XIXe siècle. Des travaux sont en cours sur ce sujet à l’Union européenne. Une grande lutte politique s’annonce. L’idée est de mettre en place une charte des droits numériques qui garantit la sécurité de nos contenus, de notre vie privée. Si elle est proposée, la jeune génération la signera. Avant, c’était une histoire d’amour entre les internautes et ces entreprises. Mais l’affaire Snowden a changé la donne. à terme, Google et Facebook n’auront pas le choix. Ils vivent sur la réputation sociale. S’ils ne le font pas ce que le genre humain veut, des concurrents naîtront et ils disparaîtront.


Et une entreprise de type Uber ? Est-elle à cheval sur les deux modèles ?
J.R. Google et Goldman Sachs ont investi énormément dans Uber, mais ils n’ont pas compris. Uber est une entreprise capitaliste qui tente d’établir des communaux collaboratifs pour que des tas de conducteurs partagent leur voiture. Or la plateforme de l’internet des objets n’est pas là pour encourager l’intégration verticale. C’est le vieux système. Uber veut paupériser les propriétaires de voitures pour faire remonter plus de profit aux actionnaires. Uber veut contrôler toutes les villes du monde. C’est une vieille idée du XXe siècle ! Les communaux collaboratifs s’appuient sur un système latéral et transparent. Combien de temps cela prendra pour que les conducteurs réalisent qu’ils n’ont pas besoin d’Uber ? Ils ont l’internet des objets ! N’importe qui peut créer une coopérative.


Que pensez-vous du modèle « freemium » ? Peut-il contrer cette vague de gratuité ?
J.R. L’idée de Chris Anderson, du magazine Wired, est fantastique. Il s’agit de proposer une offre gratuite et une fois que le consommateur l’apprécie, de la faire payer. Le New York Times donne ainsi un certain nombre d’articles gratuits, mais qui est prêt à payer après ? Il y a tant d’information partout ! Les lecteurs s’en vont lire le Washington Post. Le freemium ne fonctionne pas. Il peut faire un peu de chiffre, mais il ne peut rembourser les pertes.


De quelle façon devront se transformer les entreprises ?
J.R. Pour survivre, elles doivent se faire agrégateur des nouveaux communaux de manière réglementée. En Allemagne, par exemple, j’ai conseillé les énergéticiens historiques. Au début, ils pensaient racheter le surplus d’énergie verte des coopératives. Je leur ai proposé un nouveau business model, un nouveau rôle, celui d’agréger l’internet de l’énergie, de gérer les flux, exactement comme Google a mis en place un internet de la communication. Ou encore comme IBM. Cette entreprise qui vendait des ordinateurs a dû se réinventer pour faire face à la concurrence des Chinois et des Coréens qui fabriquaient des ordinateurs bien moins chers. Ils sont devenus gestionnaires de système d’information. Ces entreprises ne vont pas produire du solaire et de l’éolien. Pour elles, même si c’est contre-intuitif, il ne s’agit plus de vendre de l’électricité.


Votre plan pour une troisième révolution industrielle a été adopté, en France, par la région Nord-Pas-de-Calais. Intéresse-t-il les grandes entreprises ?
J.R. Dans cette région, j’ai fait venir les plus grandes sociétés françaises de la deuxième révolution industrielle : EDF, Bouygues, Schneider, Alstom, Renault-Nissan. Elles ne vont pas quitter leur business model en 24 heures mais elles sont intelligentes. Elles ont compris qu’elles devaient être de cette troisième révolution pour créer cet internet des objets partiellement capitaliste. Cette transition va prendre 30 ans. Ceux qui n’y participent pas risquent fort de disparaître.


Et dans le nord de la France, où en êtes-vous concrètement ?
J.R. Le président de la région Nord-Pas-de-Calais a fait appel à moi pour mettre en place un master plan. Il m’a dit : « Nous étions en tête dans la première révolution industrielle. Nous avons raté la deuxième, nous voulons être leader dans la troisième. » Avec l’aide d’Accenture, mon équipe internationale a travaillé dix mois de manière collaborative. Nous sommes en cours de validation des projets puis viendra le temps de l’exécution. Maintenant, tout le monde attend de voir ce qu’il va se passer dans le Nord. Si la France veut se remettre au travail, il faut qu’elle agisse. Le risque, c’est qu’elle devienne d’ici à 30 ans un pays du tiers-monde. Or elle a des atouts. Bouygues a construit le premier bâtiment à énergie positive dans le monde ! Et c’est un groupe français !


Prospectiviste reconnu, conseiller d’Angela Merkel et de l’Union européenne, l’économiste américain Jeremy Rifkin a l’écoute de nombreux chefs d’Etat, industriels et institutions internationales. En 2012, dans son best-seller La troisième révolution industrielle,
il propose une vision stratégique de développement économique répondant aux enjeux climatiques et sociaux, qu’il met en œuvre à travers le monde, de la Chine à la région Nord-Pas-de-Calais. Enseignant à l’école de finance américaine Wharton, Jeremy
Rifkin est l’auteur de nombreux ouvrages dont La fin du travail (1995), L’âge de l’accès (2000) ou Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie (2011). Son dernier livre, La nouvelle société du coût marginal zéro, est paru
en septembre 2014 aux éditions Les liens qui libèrent.

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