Fiction
Au-delà du débat sur les fake news, les médias jouent parfois avec la réalité à travers des faux-semblants. L'objectif n'est pas de produire du faux mais de dire le vrai.

[Cet article est issu du n°1925 de Stratégies, daté du 16 novembre 2017]

 

Serait-ce un effet collatéral de l’ère de la post-vérité et des faits alternatifs ? De même que les fake news disent le faux sous l’apparence du vrai, il existe aussi une façon de dire le vrai à partir du faux. Le 10 novembre, dans Libération, Quentin Girard dresse le portrait d’un cheval pour parler de la souffrance animale à l’occasion du nouveau spectacle de Bartabas. Cet été, le quotidien a publié « têtes de séries », huit portraits de personnages de fiction comme Phénomène du Bureau des Légendes, Pie XIII de The Young Pope, Philippe Rickwaert de Baron noir.... « Des personnages tellement présents dans notre vie qu’ils en deviennent réels », observe le journaliste.
Dans Le Parisien-Aujourd’hui en France, le 6 octobre, sous le dessin de Largo Winch, héros de BD prenant un café, Christophe Levent, chef de service et reporter culture, prétend : « Le milliardaire a accepté de nous donner une interview à l’occasion de la sortie de ses nouvelles aventures ». À la télévision, la réalité virtuelle a fait son apparition dans les JT, les fausses interviews sponsorisées par des marques arrivent sur France Info et une campagne digitale du Fonds Action Addiction, signée BETC, illusionne les internautes en faisant circuler moultes photos d’une certaine Louise Delage, un verre d’alcool à la main, sur un pseudo-compte Instagram. « Votre amie qui sort tout le temps, qui est super sociable, est-ce que ne serait pas une Louise Delage ?», demande Michel Reynaud, addictologue et président de la Fondation.

Aux frontières du réel 
Jouer avec les faux-semblants, entretenir l’illusion, placer la fiction au bord de la réalité… C’est aussi le jeu de miroirs auquel se prête la série Un Village français sur France 3, qui démarre le 16 novembre sa sixième et ultime saison. Depuis la poignée de porte d’une maison de Villeneuve sous l’Occupation, au costume - un peu trop grand pour lui - du préfet gaulliste Jules Bériot à la Libération, en passant par les tiroirs remplis d’objets par le chef opérateur, tout sonne juste. « Ce n’est pas le souci du détail pour le détail, explique Marjolaine Boutet, maître de conférence à l’université de Picardie et spécialiste des séries, c’est l’intelligence du temps long. Comme dans Mad Men, on prend soin de ne pas mettre dans le décor que des meubles des années 1940 mais un buffet du XIXème siècle avec un mobilier plus moderne. Tout est inventé et c’est d’autant plus vrai que tout est faux ». Créée par Frédéric Krivine, Philippe Triboit et Emmanuel Daucé, la série s’appuie sur l’expertise de l’historien Jean-Pierre Azéma pour ramasser dans une fiction des faits directement inspirés de la vérité historique. Cette façon de peindre le faux pour dire le vrai est « totalement nouveau et inédit en France », rappelle l’universitaire. Elle trouve sa consécration dans la dernière saison avec une réflexion sur la mémoire de la Shoah qui confronte les personnages dans les années 1960 ou 2000 à leurs enfants et petits enfants.

Liberté de parole
Le vrai du faux, on le voit, n’est jamais totalement gratuit. Même Largo Winch parle, à la place de ses créateurs Eric Giacometti et Philippe Francq, d’aspects très contemporains de la vie des milliardaires : l’évasion fiscale, les transactions par algorithmes, les manifestations altermondialistes… Des propos d’autant plus aisés à recueillir que le scénariste Eric Giacommeti – qui a remplacé Jean Van Hamme – était encore chef du service économie du Parisien il y a cinq ans. Pour Christophe Levent, les réponses auraient été les mêmes s’il avait décidé d’une interview à deux voix. «Même si on fait un peu rêver le lecteur, note-il, la frontière entre le vrai et faux est tout à fait respectée, personne ne peut s’imaginer qu’on a interviewé un héros de BD!». Quentin Girard, de Libé, qui a déjà signé des portraits de Blueberry à l’occasion de la mort de Moebius, relève que la fiction d’un article sur un héros de série comme Philippe Rickwaert de Baron noir autorise beaucoup plus qu’un papier d’actualité: «Cela permet de dire des choses sur la fin du PS, sur la trahison des classes ouvrières qu’on ne peut pas dire dans un article, avec 80% des citations extraites de la série».

L'information, un produit culturel fait de «news» et de «stories» ?
Comme le rappelle l’historien Patrick Eveno, professeur à Paris 1, «il semblerait que l’éventail entre le pur vrai et le pur faux se soit élargi». Depuis Orson Welles, et son canular sur les extra-terrestres à la radio dans les années 1930 jusqu’au JT-fiction-catastrophe de la RTBF annonçant la fin de la Belgique en 2006, en passant par les reportages bidonnés de Lucien Bodard pendant la guerre d’Indochine, nombreux sont les grands moments de vérité historique qui doivent leur retentissement à une part de libre interprétation. En 2004, dans son livre Taking journalism seriously, la sociologue américaine Barbie Zelizer propose une approche culturaliste du journalisme en postulant que l’information est un produit culturel fait de « news » mais aussi de « stories ». Il existe néanmoins une certitude : est aujourd’hui apprécié ce qui emprunte les habits de la fiction pour mieux révéler ou dénoncer une vérité mais est honni ce qui cherche à tromper en faisant passer un mensonge ou une demi-vérité pour une certitude.
À une époque où les fake news s’insèrent dans l’économie des réseaux sociaux et où les plateformes sont la première source d’information des 18-25 ans, le risque est grand, néanmoins, de voir s’estomper cette frontière entre vrai et faux. «La défiance est telle qu’on fait moins confiance à un journaliste professionnel qu’à un proche qui nous recommande un article», observe Romain Badouard, maître de conférences à l’université de Cergy et auteur du Désenchantement de l’Internet (Fyp Editions). L’universitaire souligne que les rumeurs se solidifient en étant exposées sur les médias sociaux: «Les gens ne croient pas forcément la rumeur mais adhèrent à la vision du monde qu’elle colporte». Une expérience récente a d’ailleurs montré, ajoute-t-il, que même quand une fake news est présentée comme étant fausse, bon nombre la partagent car «après tout, elle pourrait être vraie». Une illustration toxique de la fameuse phrase de Guy Debord: «Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux»

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