Télévision
Durant 27 ans, Strip-tease a dressé un portrait kaléidoscopique de notre société. À l'occasion de la sortie du livre « Strip-tease se déshabille », Marco Lamensch (1), l'un des cofondateurs de l'émission, revient pour Stratégies sur l'histoire de cette émission mythique et livre son regard sur l'évolution du réel à la télévision.

Comment l’émission Strip-tease a-t-elle vu le jour ?

Marco Lamensch. Avec Jean Libon, avec qui je travaillais à la RTBF pour le magazine A suivre, nous avions un regret : le mauvais emploi des trois instruments fondamentaux à la télévision, à savoir la caméra, l’enregistreur et la table de montage. À l’époque, les documentaires ressemblaient à de la radio filmée, avec une alternance d’interviews et d’images sur lesquelles on ajoute du commentaire. Encore aujourd’hui, celui-ci est souvent utilisé pour lier des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Notre idée était d’employer le langage du cinéma, et d’éliminer le commentaire. Nous souhaitions concevoir des documentaires exactement comme des films de fiction, qu'ils se tiennent tous seuls, que l’on puisse comprendre les choses sans être pris par la main.

 

Pourquoi avoir choisi le nom de « Strip-tease » ?

Nous voulions sortir des titres tautologiques, comme Envoyé spécial, Zoom, Complément d’enquête… Un de nos réalisateurs avait proposé une phrase que sa fille employait au collège : « Encore une comme ça et je m’envole ! » On a aussi pensé à Kip-kap, du nom du fromage de tête bruxellois. Un jour, sur le mur d’une salle de montage, nous avons vu une affiche pour du strip-tease amateur. On s’est dit qu’on allait appeler l’émission « Strip-tease ». Ce n’est qu’ensuite qu’on a trouvé un semblant de justification en ajoutant « le magazine qui vous déshabille ».

 

Comment résumeriez-vous le positionnement de l’émission ?

L’idée était de décrire la société dans laquelle nous vivions. Le tout premier Strip-tease se composait de trois films : le portrait d’une famille de 10 enfants issue du quart-monde en Wallonie, celui d’un entrepreneur de pompes funèbres et l’histoire d’une vieille dame qui menait l’enquête à la suite d’une série d’incendies dans une HLM de Bruxelles. L’émission a immédiatement cartonné. Nous avons reçu des centaines de lettres, notamment celle d’un grand-père qui nous disait : « Nous regardons Strip-tease en famille, et quand c’est fini, nous éteignons la télé et nous nous engueulons ». Il avait compris que Strip-tease laissait planer une certaine ambiguïté. Avec les mêmes éléments, chacun peut s’interroger, avoir son propre avis sur une manière de vivre, d’envisager les problèmes…

 

Y a-t-il des sujets que vous regrettez de ne pas avoir traité ?

Un de nos manques, c’est l’Europe. J’aurais aimé faire un film sur les institutions européennes. Mais c’est compliqué, ce n’est peut-être pas le sujet le plus cinématographique, le plus rock'n'roll à filmer. On s’était dit que l’on pourrait trouver une circulaire sur le sujet le plus anodin possible, comme la manière d’arroser les plantes dans un bureau, et voir la manière dont c’est traduit en cinq langues, ça va à Luxembourg, ça passe par Strasbourg, ça revient à Bruxelles, puis c’est appliqué. Mais on ne l’a pas fait.

 

Comment fabriquiez-vous vos émissions ?

Rien n’était centralisé. C’étaient des vrais films, dont chaque réalisateur était responsable du début à la fin. Il y a eu autant de manières de faire que de réalisateurs (130 au total). Pour tourner sur les flics par exemple, certains visitaient 50 commissariats pour trouver le plus intéressant, d’autres passaient leur nuit dans les cafés pour dénicher des gens, d’autres allaient frapper aux portes… Il n’y avait aucune règle, d’où la variété de sujets, de constructions, de manières de raconter… Nous avons fait au total 850 films. On est un peu comme dans une maison d’édition : sur 850 films, il y en a un tiers qu’on n’aurait pas dû faire, un tiers qu’on aurait pu faire mieux, ce qui en laisse 250 / 300 qui sont formidables. Ça fait un beau corpus.

 

Quelle est la part de mise en scène dans vos films ?

Il n’y a eu aucune mise en scène, il y avait des choix. Le réalisateur passait parfois huit jours, parfois plus, pour suivre un groupe de gens. Je prends l’exemple de Benoît Mariage qui a tourné un film, quasiment irréalisable, dans un carmel, dont les règles sont ultrastrictes. On n’y entre pas, quand on y entre, on n’en sort plus, on ne parle pas de la journée sauf pendant les deux récréations qui durent un quart d’heure chacune… Lui était originaire de Namur, où, gamin, il allait chercher ses œufs au carmel ; il connaissait bien les sœurs, et a réussi à faire admettre une caméra. Il a d’abord observé comment se passait une journée et a trouvé cette scène magnifique où les bonnes sœurs jouent à la pétanque au pied de la Sainte-Vierge, en rigolant comme des folles. Ça, ce n’est pas mis en scène. À partir du moment où vous mettez des gens en scène, ça devient mauvais. C’est comme de faire répéter quelque chose à quelqu’un : ce n’est pas malhonnête, ça sonne faux.

 

L’émission coûtait-elle cher ?

Elle coûtait clairement plus que ce qui s’est fait par la suite pour ressembler vaguement à Strip-tease. On a eu deux systèmes de fonctionnement : à la RTBF, les gens appartenaient le plus souvent au service public, ce qui leur permettait de prendre leur temps. En France, c’était un peu différent : ils étaient payés au film, ce qui permettait de bien vivre si on parvenait à faire le film en moins d’un mois. Mais il fallait compter au moins une semaine de repérage, une grosse semaine de tournage, parfois plus, puis deux semaines de montage. Au global, pour un film d’un quart d’heure, il y avait au moins un mois de travail. Et ça, ce n’est pas tellement dans les habitudes de la télé.

 

Pourquoi ne pas avoir fait un  Strip-tease sur la télé ?

Jean Libon aurait aimé faire un film sur la RTBF, mais je n’y croyais pas. Si c’est pour montrer les gens qui ne font rien, qui tricotent dans les bureaux... J’ai toujours dit que je voulais bien le faire à condition que je puisse aussi filmer le conseil d’administration. Mais pas un patron n’acceptera... On a quand même fait deux ou trois films qui touchent aux médias, notamment avec Pierre Carles.

 

Lesquels ?

Vous vous souvenez de Jeanne Calment… Au lieu de la filmer, comme tout le monde, il a choisi de filmer l’infirmière en chef du « home » où elle vivait, qui régentait les télévisions qui arrivaient du monde entier. Il la montre à côté d’une journaliste qui demande d’une petite voix « Madame Calment, est-ce que vous avez peur de mourir ? ». Là, l’infirmière en chef la reprend avec une grosse voix : « Mais parlez plus fort, elle ne vous entend pas ! Jeanne, est-ce que vous avez peur de mourir ? »

Pierre Carles nous a aussi fait le portrait de Daniel Robert, l’un des meilleurs films sur la pub ! Séguéla, c’est un modèle d’humilité à côté de Daniel Robert ! On le voit devant une revue d’architecture, qui montre une maison aux Antilles en disant « C’est ma maison, elle est pas mal, hein ? C’est moi qui l’ai dessinée. L’architecte qui n’y connaissait rien… » Ça se termine dans sa piscine, dans une propriété sublimissime, avec lui qui nage en slip et dit « Je crois que nous nous trouvons tous en plein désarroi esthétique. » Regardez ce film ! C’est un régal.

 

Pourquoi êtes-vous parti en 2002 ?

J’avais l’impression d’avoir fait le tour, je voulais faire autre chose… Ça devenait aussi de plus en plus compliqué, le rapport des gens avec la télévision avait complètement changé, notamment du fait de la télé-réalité. Strip-tease part d’une situation préexistante dont on essaie de rendre compte ; la télé-réalité, c’est tout le contraire. On y voit des gens qui ne se connaissent pas et qui doivent interagir sous l’œil des caméras. C’est tout sauf naturel. Et puis ils sont payés. A Strip-tease, on n’a jamais payé personne. Si vous payez les gens, vous en faites des acteurs, c’est totalement différent. De 1985 à 1995, plein de gens n’avaient pas signé d’autorisation. Il y avait un gentlemen's agreement : on expliquait aux gens en quoi ce qu’ils faisaient nous intéressait, on leur demandait s’ils étaient d’accord, on se tapait dans la main. Avec 95 % des gens qu’on a filmés, on a d’ailleurs gardé d’excellents contacts. Depuis l’apparition de la télé-réalité, les conditions d’honnêteté et de candeur n’y sont plus.

 

Strip-Tease serait-elle encore possible aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux ?

Je ne crois pas. Le moindre phénomène prend des proportions hors de toute raison, de tout bon sens, de toute critique un peu raisonnée…

 

Chaque émission ferait un buzz énorme, d’après vous ?

Je crois. Les émissions sur la religion, par exemple... Je cite dans le livre Gustavine et Khalifa, une vieille Wallonne qui vit depuis 50 ans avec un bon Musulman qui était mineur de fond. Et tout se passe bien ! Le film Mazel Tov, une pure splendeur, montre un mariage juif qui tire les larmes des yeux. Nous avons aussi filmé une viticultrice du Bordelais, bonne catholique, qui se met en tête de faire du vin casher, lequel doit être certifié par le rabbinat. On s’attend à voir arriver des sages, ce sont deux loubards de banlieue, deux andouilles avec un poil dans la main qui arrivent ! On est allé dans tous les sens. Dans un grand reportage, on essaie de tout dire, d’être équilibré. L’avantage de Strip-Tease, sur ce genre de sujets un peu délicats, c’était de faire des petits films d’un quart d’heure, qui ne donnent pas d’explication globalisante.

 

Quel regard portez-vous sur la télé d’aujourd’hui ?

Je regarde de moins en moins la télé. J’ai vu la télé changer au moment où la pub est arrivée. La gratuité au sens noble du terme, celui de service public, faisait que les gens produisaient ce qui leur paraissait intéressant. Puis est arrivée la notion de rentabilité. Avant on s’intéressait au public, maintenant on s’intéresse à l’audience. Les directions ont changé, elles aussi. J’ai eu un musicologue comme patron à la TV belge... Maintenant, ce sont des gens qui sortent de HEC. L’époque des De Caunes, des Desgraupes, des Dumayet, c’est fini. Les émissions de Michel Polac, de Jean-Christophe Averty étaient profondément originales. Maintenant, il y a Hanouna ! Néanmoins, Elise Lucet a prouvé que l’on peut résister aux lobbies de l’énergie, aux lobbies alimentaires et politiques. Les sujets sont, certes, mis en scène mais je considère le procédé avec indulgence, car le fond reste sérieux.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.