Société
À l'ère où l'on ne croise à longueur de pages et de podcasts que des «femmes puissantes», des voix s'élèvent chez les femmes pour réclamer le droit à l'imperfection. L'«empowerment» génère-t-il de nouvelles injonctions ?

Autrefois, dans la presse féminine, on croisait plutôt des « actrices en état de grâce » ou des personnalités qui proféraient, extatiques, des phrases telles que « mon meilleur rôle, c’est celui de maman » et dont on avait instantanément envie de « devenir la meilleure copine ». Soupir. Depuis quelques mois, elles sont toutes devenues « puissantes » – que l’on parle d’une activiste, d’une autrice, d'une starlette ou d’une instagrammeuse. Terme phare de l’empowerment (aujourd’hui, on dit plutôt : « empouvoirement »), l’adjectif, qui désignait jusqu’alors plutôt les nantis de ce monde, ceux que l’on retrouve dans les classements Forbes, a trouvé une nouvelle vie avec la parution, en 2009, du livre de Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes.

Fort bien. Mais on fait comment lorsqu’on ne sent pas particulièrement puissante ? Que l’on fait partie de ces femmes « qui lavent leurs sous-vêtements sous la douche avec du shampoing, qui ne levaient jamais la main en classe, pas parce qu’elle étaient timides, mais parce qu’elles s’en fichaient, qui n’ont toujours pas compris ce qu’est le Bitcoin, même si on leur a expliqué mille fois, qui sont toujours en retard, et choisissent d’en rire, qui se sont inscrites au club de natation de leur école mais ont arrêté parce qu’elles préféraient fumer des clopes, qui ne se souviennent pas de la dernière fois qu’elles ont lavé leurs draps » ? À toutes ces femmes, parfois souillons, parfois fainéantes, parfois frivoles, parfois égoïstes, Madeleine Aggeler, journaliste du New York Magazine, publiait une véritable ode, le 8 mars dernier, Journée internationale des droits des femmes. Son titre : « To all the mediocre woman out there ». « Tout le monde n’est pas Beyoncé ou Ruth Bader Ginsburg [juge américaine, membre de la Cour suprême des États-Unis], expliquait la journaliste au Figaro, en avril dernier. Alors j’ai voulu écrire un article sur ces femmes, comme moi, qui se sentent juste dans la moyenne ». Parallèlement, la série Fleabag, unanimement saluée par la critique, donne à voir les tribulations d'une célibataire imparfaite, agaçante, foutraque... mais surtout absolument libre. 

L'empowerment, un pouvoir de décision

Dans les années 1980 déjà, le groupe strasbourgeois Cookie Dingler se lançait dans une défense et illustration de la « femme libérée », dans sa chanson du même nom : « Elle est abonnée à Marie-Claire/Dans l'Nouvel Obs elle ne lit que Bretécher/Le Monde y'a longtemps qu'elle fait plus semblant/Elle achète Match en cachette, c'est bien plus marrant ». Plus marrant, mais vraiment acceptable, à l’ère de l’empowerment ? Doit-on forcément être « puissante » et « badass » pour se réclamer aujourd’hui du féminisme ? En somme, l'empouvoirement crée-t-il de nouvelles injonctions ?

« La première difficulté est de bien cerner les mots et leur définition, rappelle Valérie Accary, présidente de BBDO Paris (qui a lancé en France le réseau Omniwomen, lequel vise à aider les femmes à accéder aux plus hautes sphères de l'entreprise). Le premier problème, c’est que le mot “empowerment” a été galvaudé…Chez Omnicom, j’ai assisté à un cours où l’on parlait du “E word” il y a 15 ans. » Le terme est par ailleurs mal compris ou mal traduit en France, selon Valérie Accary : « La notion d’empowerment, uniquement assimilée à la “puissance”, peut faire peur. Or l’empowerment n’a pas cette unique signification. Avec l’empowerment, on fait plutôt en sorte que les femmes gagnent en décision sur leur vie. Ce qui est très différent de la notion de toute-puissance… Le pouvoir, on l’a sur les autres, alors que la puissance, on l’a sur soi-même. »

Des différences parfois subtiles à une époque où, regrette Manon Le Roy-Oclin, planneuse stratégique chez BETC, « si l’on parle de féminisme dans un dîner, on a de grandes chances que ça parte en clash ! ». La planneuse estime qu’au contraire, la grande force des « femmes puissantes » tant vantées dans les médias est précisément de montrer leurs failles : « Dans son livre, Michelle Obama revient à l’envi sur l’envers du décor : ses problèmes de couple, etc. Quant à Anne-Marie Slaughter, juriste et femme politique américaine, elle explique dans une tribune, « Why women still can't have it all [Pourquoi les femmes ne peuvent toujours pas tout avoir] », comment elle a craqué au bout de deux ans en tant que conseillère d’Hillary Clinton, avec des enfants en décrochage scolaire… Le discours, c’est de dire : être une femme puissante, on y arrive, mais ce n’est pas simple. » Être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile ?

« Le féminisme, c'est l'affaire de tous »

« Dans les études que nous menons avec Omniwomen, les réponses montrent que les femmes qui ont tout réussi ne sont pas ou plus des “role models”, souligne Valérie Accary. Ce qui émerge, c’est davantage le côté “sisterhood”, la sororité. » « Le féminisme n’est pas l’apanage des wonderwoman, au contraire, c’est l’affaire de tous, approuve Delphine Drutel, directrice générale de Rosapark. Le féminisme, c’est ma grand-mère qui insiste pour passer son permis de conduire, c’est un homme qui partage les tâches ménagères, c’est une marque qui intègre dans ses catalogues de Noël des petites filles déguisées en pompier et des petits garçons en train de jouer à la poupée, c’est une entreprise qui accorde une promotion à une femme enceinte, ce sont des mecs qui acceptent des nanas dans leur équipe de foot. »

Un féminisme « du quotidien » qui n’a pas toujours eu la force de l’évidence, rappelle Valérie Accary : « On peut faire avancer sa vie, et celle de ceux qui nous entourent : comme dans l’éducation des garçons, le partage des tâches. D’un autre côté, si on a des responsabilités, il s’agit d’être vigilante sur l’équilibre des salaires, les chances données à chacun. Tout cela, on est plus en capacité de le mettre en œuvre aujourd’hui, là où auparavant, seules celles qui avaient cette latitude étaient des femmes “puissantes”. »

La conclusion revient peut-être à une militante féministe regrettée, l’actrice Delphine Seyrig, qui de sa voix de soie prononçait ces phrases, dans Baisers Volés de François Truffaut, où elle incarnait l’inoubliable Fabienne Tabard : « Je ne suis pas une apparition. Je suis une femme. (…) Vous dites que je suis exceptionnelle. Ah oui, c’est vrai, je suis exceptionnelle. Toutes les femmes sont exceptionnelles, chacune à leur tour. » 

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.