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Sur Instagram, la tendance est à l’humour minimaliste, porté par des jeunes femmes qui campent des personnages du quotidien. Des vidéos de quelques minutes, incisives, qui forment sur leur feed une galerie de portraits désopilants.

[Cet article a initialement été publié le 13 mars 2020]

 

Leurs vidéos sont courtes et vivifiantes. Elles tranchent dans l’univers policé des comptes Instagram, où se succèdent paysages paradisiaques et corps parfaits. Anaïde Rozam, Laura Felpin, Lison Daniel, Camille Lellouche, La pote gênante, Marie Papillon, Inès Reg, Diane Segard… Un véritable phénomène emmené par de toutes jeunes comédiennes qui pratiquent le même type d’humour minimaliste pour brosser des personnages ordinaires, criants de vérité, qui peuplent notre quotidien: le prof de fitness qui jargonne en franglais, la mère de famille au bord de la crise de nerfs ou encore la fleuriste beaucoup trop passionnée. Des figures récurrentes, comme autant de rendez-vous donnés aux fans, incarnées le plus simplement du monde : en mode selfie, en plan serré – pas toujours très flatteur, sans décor ni mise en scène, voire sans accessoires, si ce n’est les quelques filtres déformants dont elles s’affublent parfois. Pour les dialogues, elles n’hésitent pas à se donner elles-mêmes la réplique, dans un jeu de champ-contrechamp qui donne du rythme. Deux ou trois minutes de tranche de vie qui saisissent une situation, une personnalité, et provoque le rire… Et des centaines de milliers de vues. «Cette tendance s’inscrit pleinement dans les usages persistants du “snacking content”, analyse Lennie Stern, head of creative and entertainment stratégies chez BETC. Le format stories, aussitôt tourné, aussitôt posté, a habitué les utilisateurs à des contenus ni très travaillés, ni très écrits, et qui ne possèdent pas forcément une bonne qualité d’image.»

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 Cette vague d'humoristes minimalistes qui déferle sur Instagram trouverait ses origines en 2016, qui est à la fois la date de la mort de l’application Vine et du rapatriement de ses influenceurs sur Instagram, ainsi que du lancement de la section Stories sur ce dernier réseau social. Ce format de vidéos éphémères de quelques secondes, se consommant à la vitesse de l'éclair, était déjà très en vogue sur Snapchat, qui l’a inventé. Mais le petit plus d’Instagram est d’avoir conservé le «feed», permettant aux artistes de garder une trace du meilleur de leurs stories. En l'occurrence, dans le cas des humoristes, les stories peuvent servir d’espace d’expérimentations, de rodage, avant d’intégrer leur galeries de portraits. «On est loin des vidéos de youtubeurs, plus écrites et montées. Ce qui différencie Instagram de YouTube, c’est la légèreté de son format vidéo, son instantanéité. Cela contribue à la viralité: des punchlines qui vont rester, à l'instar du “Je veux des paillettes dans ma vie Kevin” qui tourne en boucle et qui a fait connaître Inès Reg. Le phénomène se propage d'ailleurs hors des murs d'Instagram. Sur TikTok par exemple, les utilisateurs reprennent les sons de leurs sketches en play back», rapporte Guillaume Michel, influence manager chez We Are Social. «Ces filles s’amusent à casser l’image de la femme parfaite, elles sont naturelles, décomplexées. Il s’agit d’un humour de vannes, sans apparat, brut, qui favorise l’effet d’identification. Au cœur de notre feed Instagram, ces personnages semblent s’adresser à nous, on se sent concerné», observe de son côté Julie Rivoire, planneuse stratégique chez Oxygen. 

Les femmes ont longtemps été très minoritaires dans le monde de l’humour 2.0. Fin 2018, le CSA déplorait, dans une étude consacrée à la représentation des femmes dans les vidéos les plus vues sur YouTube, que «dans la catégorie “Humour”, qui présente pourtant un taux de femmes et d’hommes relativement équilibré (45% de femmes vs 55% d’hommes), on relève que les femmes n’occupent aucun rôle principal (vs. onze hommes), aucune vidéo de femme humoriste ne figurant parmi les 200 contenus les plus visionnés sur YouTube, en France». Trop longtemps cantonnées à la catégorie mode et beauté, la revanche des femmes d'Instagram est enfin en marche. «Les stories ont permis de rompre le syndrome de l’imposteur qui empêchait certaines femmes de se lancer, d’oser. Le format est moins engageant qu’une vidéo postée sur YouTube et demande moins d’implication», indique Valentine Boucard, planneuse stratégique chez We Are Social.

Cette ancienne étudiante en psycho a publié sa première vidéo sur Instagram en janvier 2019. Aujourd’hui, son compte rassemble plus de 370 000 fans hilares. Anaïde joue parfois plusieurs personnages à la fois dans de courtes saynètes. Exaspérants, de mauvaise foi, pédants… La jeune femme de seulement 23 ans possède un talent rare pour donner vie à des personnages à peine caricaturaux de la vie de tous les jours. Son ton est toujours juste, les expressions bien senties. En trois répliques, peu d'accessoires (lunette, casquette ou rouge à lèvres), le personnage est construit, avec un sens aigu de l’observation.
Personnage coup de cœur: L’intello parisienne à la voix haut perchée, qui déguste du bon vin en commentant ses arômes à chaque gorgée, «c’est marrant je le trouve à la fois charpenté et âpre, je trouve que la sensation tanique est très accentué par l’onctuosité… Je le trouve rebelle en fait». Et qui ne jure que par Guichteunbeld, réalisateur «que tout le monde connaît, bien sûr que tu le connais!».

 

Formée à l’atelier international Blanche Salant et Paul Weaver, Laura Felpin, 25 ans, fait partie des nouveaux visages de l’humour à la télévision puisqu’elle apparaît chaque soir dans l'émission à succès Quotidien depuis septembre 2019. Son compte Instagram est dédié à ses personnages délirants, qui semblent tous englués dans leur fonction.
Personnage coup de cœur: Le tordant professeur de ski, son débit frénétique et jargonneux, ses quatre couches de baume à lèvres sur son teint ultra-bronzé. Ici, l’humour tient dans la justesse de l'élocution, à cette tranche de vie parfaitement retranscrite qui n’existe que dans l’univers clos des stations de sports d'hiver. «S’il vous plaît ! Ceux qui sont avec moi cet après-midi, je suis Pascal, vous finirez de chausser plus tard. On va partir jusqu’aux Arcs d’accord, ensuite on prend le téléphérique des 3 000, on arrive sur la Alphand, une fois qu’on est sur la Alphand, bim, goofy, regular, vous déchaussez votre board, vous la laissez sur le côté, on s’en occupe plus, c’est Didier qui nous l’amènera sur site plus tard (…).» On s’y croirait.

 

Le compte Instagram Les Caractères, référence évidente à La Bruyère, a été créé à l’origine en juillet 2017 par deux cousines: Lison et Laura Daniel. Aujourd’hui, Lison est seule à bord pour continuer à incarner à cette riche galerie de portraits. Plus d’une vingtaine de personnages que l’on retrouve d’une vidéo à l’autre, reconnaissables grâce au filtre Snapchat choisi pour chacun: Christelle l’esthéticienne sudiste, Yvan le psy lacanien ou Annick l’astrologue douce et cassante… Des mini-sketches toujours très écrits et fouillés qui décrivent à la perfection notre époque, ses manies et ses contradictions.

Personnage coup de cœur:  Rebecca, l'écervelée parisienne au bullshit job, dont l’inconséquence agace autant qu’elle attendrit: «Ça va meuf? J’suis au taf, j’me fais si chier c’est un enfer. Ah bon t’es chez toi ? Ah les grèves… C’est vrai que t’es en banlieue toi. J’sais pas meuf, j’vis dans l'3 j'bosse dans l'4, comment te dire en fait à quel point j’m’en branle ! Hin hin j’avoue j’suis scandaleuse, ça s’fait pas. Les pauv’gens…»

 

Celle qui n’a de lien de parenté ni avec l’acteur Gilles Lellouche, ni avec le metteur en scène Claude Lelouch, est à la fois humoriste et chanteuse. Elle a d’ailleurs été demi-finaliste de The Voice en 2015. Ses talents pour caricaturer des personnages sur YouTube et Instagram depuis 2014 sont vite repérés par Yann Barthès qui lui confie la pastille «Face Cam» dans Quotidien, où elle va interpréter une série de célébrités de 2017 à 2018: Britney Spears, Neymar, Edith Piaf… Loin de ses portraits beaucoup plus minimalistes qu’elle brosse sur les réseaux sociaux –plan serré, contre-plongée peu flatteuse–, Camille Lellouche donne consistance avec beaucoup de naturel à ses personnages souvent bruts de décoffrage, grossiers, bas du front voire méchants, un miroir déformant tendu à la société actuelle. Mais c’est également sur scène que l'énergique comédienne de 33 ans, en tournée actuellement avec son one-woman-show, fait vivre ses personnages.
Personnage coup de cœur: Son interprétation de la femme fraîchement quittée, sa logorrhée et son visage déformé par les sanglots, est une performance hilarante.

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