Société
On connaissait les «mots doudous» : «belle personne», «jolie journée». La crise du Covid-19 a vu se propager des expressions telles que le déjà horripilant «prenez soin de vous», sorte de bouillotte langagière. Quelle sera leur durée de vie ?

En ce temps-là, Sophie l’avait mauvaise. Une rupture amoureuse avec pour solde de tout compte un vulgaire e-mail, voilà qui a de quoi rendre saumâtre. « J’ai reçu un e-mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : “Prenez soin de vous ” », raconte, dans un texte liminaire amer, l’artiste plasticienne Sophie Calle. Celle-ci « prend la recommandation au pied de la lettre » et demande à 107 femmes de répondre à leur manière à cet avis de fin de bail sentimental. L’exposition, sise dans le pavillon français de la Biennale d’art de Venise de 2007, reprend ironiquement cette expression de prévenance feinte : « Prenez soin de vous ».

Treize ans après, la formule s’est tout à coup propagée de manière… pandémique : en temps de confinement, on la retrouvait dans plus de la moitié des mails professionnels. Déconfinée, elle éclot dans les SMS promotionnels et les discours de marque : dans ses courriers électroniques, la SNCF enjoint ses clients à prendre soin d’eux, tandis que la Redoute lance le hashtag #Prenezsoindevous. Mais laissez-nous tranquilles !

« C’est une expression que l’on employait quand quelqu’un était malade, fragile, comme on demande à un enfant de bien se couvrir, analyse Jean Pruvost, lexicologue, et auteur du livre – paru le jour du déconfinement – L’histoire de la langue française : un vrai roman (éditions Mots & Caetera). Elle est montée jusqu’à la fonction présidentielle : Emmanuel Macron l’a employée lors de son allocution télévisée du 13 avril. En somme, l’expression s’est répandue comme un virus. »

Un virus aux effets urticants… « La formule est aujourd’hui agaçante parce qu’elle est devenue une formule de politesse, tout comme “bonne journée” est devenue “belle journée”», remarque Mariette Darrigrand, sémiologue, consultante, autrice du blog l’Observatoire des mots. Au départ, rappelle-t-elle, l’expression « vient de l’anglais “take care”, très usuel : Outre-Manche, c’est un petit “au revoir”. Cette expression du “care”, du soin, a été réactivée par l’épidémie. On dit, en substance, “n’attrape pas la mort”. »

  Yoga et pains maison

Il y a certes de quoi avoir envie de se protéger de ce coronavirus, tellement virulent et sournois qu’il a même eu, semble-t-il, un effet collatéral sur les fameuses fonctions du langage théorisées par le linguiste Roman Jakobson. « La crise a effectivement réactivé une fonction du langage : celle que l’on appelle la fonction phatique. Il ne s’agit plus seulement de donner une information [la fonction référentielle], mais surtout de créer du contact. C’est comme se toucher avec des mots. Et “Prenez soin de vous”, comme “Je t’aime”, attend de la réciprocité… »

On connaissait le langage doudou : « belle personne », « moment quali », « jolie journée ». Le Covid-19 – ou plutôt la Covid-19, selon l’acceptation censément la plus correcte – aurait-il engendré les mots-bouillottes ? « Le terme “soin” provient du latin médiéval, et aussi du mot francique “sonia”. Il prend le sens de “procurer le nécessaire”, rappelle Jean Pruvost. C’est un sentiment délicat : “venir à soing” signifiait, au 15ème siècle, se faire du souci… Et, lorsqu’on est amoureux, n’est-on pas “aux petits soins” pour quelqu’un ? »

Mais le terme est-il si caressant qu’il en a l’air ? Beaucoup y ont vu une injonction de plus. Une injonction à rentabiliser son confinement avec force fabrication de pains maison et une sérieuse reprise en main corporelle : le « yoga jusqu’en enfer », évoqué par le prix Goncourt 2018 Nicolas Mathieu dans un post du 30 mars, déplorant que, pour certains, le coronavirus ne constitue qu’une opportunité de plus de prendre soin de sa petite personne. Il y a dix ans, dans le langage « jeune », « être soin » ne signifiait-il pas être beau ou belle ?

Plus qu’un énième coup de pression insidieux, Mariette Darrigrand, elle, y voit plutôt « quelque chose d’enveloppant, mais pas forcément régressif : notre culture est une culture du contact. L’expression a aussi quelque chose d’un peu superstitieux : lorsqu’on se sent attaqué dans son corps, on se pare de gris-gris… De plus, cette petite formule de rien du tout a connu une incarnation forte avec les soignants. On n’est pas allé chercher dans le vocabulaire scientifique, les grands professeurs. On ne célèbre pas ceux qui pérorent, mais ceux qui font : il faut noter le participe présent “soignant”, celui qui est en train de… »

Et ce qui est en train d’advenir, c’est le fameux « monde d’après ». Un monde dans lequel, note avec malice Jean Pruvost, « les enfants ne jouent plus à chat mais à corona », où, privé de troquets, on prend des « coronapéros ». Dans ces mots-valises que l’on a vu fleurir, il y a, selon le lexicologue, « l’idée que lorsqu’apparaît quelque chose d’effrayant, on essaie de le transformer en drôlerie pour s’en prémunir. Prenez l’exemple de la belette : originellement dénommée “mustèle”, elle tuait les poules et faisait peur. On l’a rebaptisée belette, soit petite belle… »

  Attention à la surdose d'affect

 Pour autant, constate Mariette Darrigrand, « l’humour n’a pas vraiment été un code jusqu’alors. Pour faire de l’humour noir à la carabin, il fallait être médecin en salle de garde ! On a plutôt recherché le beau, l’émotion, l’affect, le lien. » La sémiologue note d’ailleurs la résurgence d’un mot « devenu omniprésent » : la solidarité. « Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik expliquait dans une interview récente aux Echos que pour qu’il ait résilience, il faut réunir deux choses : l’inventivité et la solidarité. Ce mot politique, marqué par un certain catéchisme de gauche, devenu un peu poussiéreux, a été recolorisé par son sens naïf : ce qui est solide. Il s’oppose à la fragilité systémique dans laquelle nous nous trouvons tous aujourd’hui. Nous devons refaire de la solidarité, au sens physique et moral. »

Que restera-t-il des mots du confinement dans « le monde d’après » ? « Le mot “pandémie”, jusqu’alors peu connu, est désormais bien entré dans le langage courant. Quant au mot “corona”, celui-là, on ne risque pas de l’oublier ! », s’amuse Jean Pruvost. Mais dans le « monde d’après », il faudra, plus que jamais, porter un soin tout particulier au langage… « Les marques, notamment, ne vont pas devoir se tromper de communication et s’engouffrer dans l’affect à tout crin, la bien-pensance, sous peine d’unification des discours », prévient Mariette Darrigrand. La sémiologue avoue également se méfier… de l’expression « monde d’après » : « Il rappelle un peu trop les utopies radieuses propres aux régimes totalitaires… Je préfère parler d’intelligence collective, laquelle va être cruciale pour réorganiser le monde. D’un autre côté, parler du “monde d’après” est inévitable : penser à la sortie de crise, c’est un signe de santé psychologique ! » Un esprit sain dans un corps « soin » ? 

 

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