Société
Que d'émotions sur les réseaux sociaux ! La fermeture des librairies semble faire souffrir dans leur chair nombre d'internautes, tandis que les élections américaines leur ont fait perdre le sommeil... Cette grandeur d'âme excessive et nombriliste porte un nom : le «virtue signalling», ou vertu ostentatoire.

Il paraît que les grandes douleurs sont muettes. Pourtant, ces dernières semaines, sur les réseaux sociaux, le pathos était loin d’être confiné. Sanglots à gros bouillons sur les claviers : la fermeture annoncée des librairies, puis les rocambolesques élections américaines, ont manifestement plongé certains de nos contemporains dans des abîmes de désespoir. Pauvres biquets... 

Un gros chagrin ? Fin octobre, au début du confinement, une foule d’autoproclamés « grands lecteurs » sortaient du bois, plus fébriles qu’un junkie sur la colline du crack. Comment tenir un mois de confinement sans sa dose de Pleïades ? Pour bien montrer qu’ils avaient mal à leur Emmanuel Carrère, nos amoureux tonitruants de la littérature publiaient leurs stocks de livres fiévreusement constitués avant la disette. Aurait-on posté des tickets de rationnement sur Instagram ? 

Quelques jours après, c’étaient les débats présidentiels outre-Atlantique qui se faisaient faire bien du mouron aux internautes français – souvent ceux déjà durement éprouvés par le «librairie-gate». Manifestement dépourvus de tisanes «Nuit calme», ces grands humanistes éprouvaient le besoin impérieux de s’épancher urbi et orbi : c’est bien simple, ces élections, Biden-Trump, ils n’en dormaient plus ! Trop sensibles ? 

« Ces manifestations émotionnelles, finalement, c’est le confinement qui rencontre Bourdieu à l’ère des réseaux sociaux, s’amuse Emmanuel Sabbagh, directeur du planning stratégique chez TBWA. C’est presque une activité de confinement, qui remplace les photos du voyage à Florence, du resto étoilé ou de la cagette de produits bios que j’achète au marché. On recrée du capital social, en essayant de monter à quel point au sein de sa caste, on est dans le haut du panier. » Enième revendication d’une liberté réduite à un entre-soi petit-bourgeois ? «La fermeture des librairies est-elle un problème de bourges ?», s’interrogeait Slate le 3 novembre. 

La posture, lamentatoire et donneuse de leçons, porte en tout cas un nom : le «virtue signalling». Le journaliste britannique James Bartholomew est censé avoir employé le terme pour la première fois en 2015 dans le magazine politique The Spectator, dans une forme 2.0 de l’expression «Holier than thou » [plus saint que toi]. Sa traduction française, la vertu ostentatoire, renvoie à une attitude immémoriale, que l’on peut rapprocher de la tartufferie : un affichage excessif et hypocrite de sa grandeur d’âme. 

Plaisir solitaire

Nouvel exhibitionnisme ? Montre-moi ta vertu, et je te montrerai la mienne ? « Ce qui est certain, c’est que dans la plupart des cas, on ne sent pas un réel souci de l’autre », lâche Nicolas Framont, sociologue du travail, co-rédacteur en chef du magazine Frustration, et co-auteur de La guerre des mots, Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie (1). Celui-ci a consacré un article au débat sur l’ouverture des librairies« Personne dans les voix qui se sont élevées, y compris chez ces personnalités politiques ou médiatiques, aussi “de gauche” soient-elles, ne semble s’être demandé si les salariés des librairies pouvaient souffrir d’une ouverture en pleine deuxième vague de l’épidémie... De même, ceux qui prétendaient être très angoissés par le résultat des élections américaines sont sans doute plus préoccupés par le fait de montrer qu’ils se projettent à l’international – alors que la plupart des Français n’ont jamais mis les pieds aux Etats-Unis – que par le sort des minorités et des pauvres outre-Atlantique. » 

Dans les deux cas, ce serait un plaisir tout solitaire qui prédomine. « L’objet livre, c’est quand même très Instagrammable, surtout à côté d’une jolie tasse à café ! Je suis d’ailleurs convaincu que si Instagram n’avait pas existé, le livre électronique se serait beaucoup plus développé... », s’amuse Fabien Le Roux, head of strategy de BETC Etoile Rouge. « Et il n’est pas idiot de se dire que si les gens se sont intéressés aux élections américaines, ce n’est pas purement par cynisme, mais avec une forme de sincérité : c’était la meilleure série de 2020 ! De la télé-réalité grand format, du pur entertainement ! » 

Mais c’est précisément là que se niche la suspicion d’insincérité, analyse Nicolas Framont. « Pour les gens qui se placent dans cette posture de vertu ostentatoire, le résultat importe peu. Un journaliste a posté sur Twitter – réseau roi de l’entre-soi –une vidéo de Kamala Harris en train de danser avec des enfants, assortie du commentaire : “Ce symbole dit tout”. Mais ce symbole dit quoi ? Tout faire reposer sur les symboles, c’est dangereux. On ne s’intéresse plus au fond, au programmatique, ce n’est plus du tout de la politique. C’est vide mais ça produit des effets... » 

Un positionnement adapté à chaque réseau  

« La sincérité est toujours belle, toujours exigible et absolument bonne », écrivait le philosophe Jankélévitch dans son Traité des Vertus. Emmanuel Sabbagh veut croire qu’une forme d’authenticité sous-tend parfois les plus médiatisées professions de foi : « Le débat sur les librairies renvoie à un esprit révolutionnaire très français. Si on avait décidé la fermeture des fromageries, tous se seraient rués chez leur crémier comme un seul homme... Le livre a cristallisé, plus que tout autre, un symbole de notre pays. Et aussi d’ailleurs une forme de résistance des irréductibles Gaulois face à l’américanisation de notre société – démontrée par la ferveur autour du duel Biden-Trump. » 

Mais maintenant que Biden a triomphé des forces du Mal, et que l’on peut se procurer son Leïla Slimani en click and collect chez son petit libraire, quel os vont bien pouvoir ronger nos exhibitionnistes de la vertu ? Parce qu’il faut bien nourrir le Moloch ; les alimenter, ses réseaux sociaux, comme le relève Fabien Le Roux : « Les consommateurs construisent leur ego branding comme des marques, en montrant à quel point ils sont vertueux, intéressants, etc. Et comme les marques, à mesure que les réseaux sociaux se sophistiquent, les internautes jonglent entre leurs différentes “persona” sur Facebook, Instagram... On joue sur les formats, les plateformes, les audiences... Les élections américaines, par exemple, étaient très Twitter ou Instagram, moins Snapchat et TikTok, plus “rough”... Instagram s’est construit sur un filtre, l’idée de rendre belles les choses les plus banales : le virtue signalling rentre complètement là-dedans. » 

Faire briller le terne, magnifier l’ordinaire... La vertu ostentatoire, recherche désespérée de distinction, nous renverrait presque à une angoisse existentielle : fuir le commun, le quelconque. Quête vaine, alors que, comme l’écrivait La Bruyère, « tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent »... 

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