Livre
Monique Dagnaud, sociologue, directrice de recherche au CNRS, et Jean-Laurent Cassely, journaliste-essayiste, se penchent dans leur ouvrage «Génération surdiplômée, les 20% qui transforment la France» (Éd. Odile Jacob) sur 20% de bac +5 et plus. Quels sont les modes de vie et de consommation de cette classe sociale à part ? Et quelle est sa réelle influence ?

Pourquoi avez-vous décidé de vous pencher sur cette « Génération surdiplômée » ?  

Monique Dagnaud. Nous avons choisi d’étudier cette population parce qu’elle a littéralement explosé. Il y a 40 ans, 25% d’une classe d’âge passaient le bac, contre 80% aujourd’hui. 60% des bacheliers engagent des études supérieures, 45% finiront avec leur diplôme d’études supérieures – dont nos 20% de surdiplômés qui atteignent bac +5 ou plus. 



Quels sont les points de rencontre entre ces 20% qui vont du professeur de lycée au directeur marketing ? 

MD. Le point commun, c’est leur haut niveau d’étude, la certitude de trouver une place dans la société et d’avoir le choix, un potentiel dont ils disposent grâce à leur haut diplôme. Les 20% ont aussi en commun un imaginaire : transports écolos, alimentation en circuit court, morale de la sobriété, etc. Tous ne sont pas décroissants, mais tous sont sensibles aux questions d’écologie et tous s’inscrivent dans les aspirations du post-matérialisme. 



Jean-Laurent Cassely. Un des éléments qui ressortent de l’enquête, par ailleurs, c’est la culture de la mobilité. Tous se sont extraits de leurs familles pour les études, qui ont constitué un premier déplacement. Même dans une école de commerce de rang intermédiaire, on est obligé de passer une partie de son cursus à l’étranger. Les formations sont pour la plupart dispensées en anglais qui est comme une deuxième langue au quotidien.  



Vous évoquez une attitude de «bons élèves» dans le travail comme dans au quotidien...  

M.D. Oui, on retrouve la caractéristique «bon élève» absolument dans toutes les dimensions de leur vie, dans leur rapport au corps, même dans le type de sport qu’ils pratiquent. Ils sont pour la plupart tournés vers le bien-vivre, le bien-être. Autre dimension : ils veulent aussi faire le bien – une sorte d’altruisme post-moderne. Il y a l’idée que, aussi bien dans leur travail que dans leur vie courante, ils cherchent à avoir un impact social : dans le travail, cela peut se traduire dans les services qu’ils peuvent inventer, les activités qu’ils peuvent gérer. Ceux que dans le livre nous nommons  «l’alter-élite» cherchent dans leur travail et dans leur mode de vie une forme d’exemplarité. On peut évidemment beaucoup discuter cette dimension-là, car dans tout bourgeois sommeille l’idée qu’il va transformer le monde pour le bien de tous... Mais dans la nouvelle génération, il existe, de plus, une dimension morale qui était sans doute moins présente auparavant. Prenons l’exemple des nouvelles féministes. Dans les années 1970, l’idée était d’atteindre l’égalité. Les féministes d’aujourd’hui, quant à elles, sont assez radicales, et contre la culture du viol, par exemple, adoptent une position morale très forte.

 

En termes de management, pourquoi ces 20% sont-ils si sensibles au terme de «talent» qui a supplanté le «salarié» ou le «collaborateur» ? 

M.D. Le terme «talent» est largement issu des industries du cinéma et désigne des individualités tellement singulières qu’elles vont être l’élément qui assure le succès d’un film. C’est un peu la même chose dans les équipes autour de la transition numérique, dans les start-up ou dans les entreprises de l’innovation, qu’elles soient petites ou grandes : domine l’idée qu’il faut trouver des talents, des singularités qui vont être des maillons essentiels de l’économie de l’innovation. C’est l’innovation qui porte la croissance, avec une croyance très forte dans l’idée de «disrupter le monde». C’est dans ce mouvement de capitalisme d’innovation que le thème de la quête des talents a émergé. Les talents détiennent certaines qualités : savoir «cultiver» sa singularité, s’engager hors des sentiers battus, savoir en permanence se reprogrammer pour coller aux nouvelles exigences de l’économie et de la technique. Former un talent nécessite une multitude d’expériences accumulées, outre des connaissances formelles, ils ont multiplié les expériences –de la vie sociale à l’engagement humanitaire, écologique, et ainsi de suite. Les talents, ce sont aussi des gens qui ont pu se frotter à beaucoup de situations et qui ont beaucoup voyagé: dans notre enquête, 12% ont fait le tour du monde... Le talent, c’est un gradiant de différenciation mais dont les critères restent assez flous. Quand vous êtes un talent, normalement, dans une équipe, on sait vous reconnaître et reconnaître que votre singularité a été un élément fort du projet collectif. Mais il faut dire aussi que la recherche de talent, mise à toutes les sauces, est devenu le discours le plus bateau qu’on puisse entendre aujourd’hui dans le monde économique.

  

Vous évoquez deux typologies antagonistes : les «Anywhere» et les «Somewhere»... 

J-L.C. On en revient à la question de la mobilité. «Anywhere» et «Somewhere», c’est une distinction que nous avons reprise à l’auteur anglais David Goodhart, lequel la développe dans son ouvrage The Road to Somewhere [Les Deux Clans]. Il y analyse la fracture post-Brexit sous un angle culturel en identifiant deux clans. Les «Anywhere», traduits par «ceux qui sont partout»: ce sont des gens mobiles du fait des études supérieures longues qu’ils ont menées, très concentrés à Londres parce que c’est là que se situent la finance, le numérique, la mode, la recherche, ou bien dans les villes universitaires, avec des métiers liés à l’écosystème de l’innovation. Ils ne sont pas forcément de gauche, mais sur l’axe Construction européenne/Brexit, ils ont voté en faveur du maintien dans l’Europe. Alors qu’une autre population, que Goodhart a appelé les «Somewhere», «ceux de quelque part», représentent une population moins éduquée, plus âgée, plus attachée aux valeurs traditionnelles et à leur communauté d’origine. Ce sont les gens qui ont plutôt voté en faveur du Brexit pour sortir de l’UE. Cette opposition, selon Goodhart, a été la plus pertinente pour expliquer le Brexit.  



La mobilité est-elle la nouvelle distinction ? 

J-L.C. La mobilité est avant tout culturelle, pas seulement géographique, et pas seulement le fait de l’hyper classe mobile mondialisée. Les surdiplômés sont aussi des gens agiles intellectuellement, ce que souligne d’ailleurs Goodhart. On a affaire à des gens qui savent évaluer, mettre en concurrence plusieurs systèmes de valeur. C’est pour cela qu’ils sont également plus ouverts sur l’immigration, qui a été l’un des principaux enjeux du vote sur le Brexit. La notion de mobilité est géographique, spatiale, mais aussi plus métaphorique: elle est liée à une aisance dans un monde qui est lui-même en mouvement, donc instable.

M.D. Ce qu’on vous apprend dans les grandes écoles c’est, justement, cette capacité à se reprogrammer en permanence, en fonction du contexte, de l’environnement culturel dans lequel on se trouve mais aussi de l’innovation. Par exemple, se reprogrammer autour des innovations numériques a été le fait de cette génération surdiplômée ces dix dernières années. Une autre chose, c’est que par leurs études et dans leur travail, ces populations sont amenées à changer en permanence de collaborateurs, a fortiori d’origines culturelles et ethniques différentes... Dans les start-up et les entreprises de l’innovation, on est en permanence confronté à de nouvelles collaborations auxquelles il faut s’adapter très vite. Cette idée de reprogrammation est une caractéristique essentielle qui caractérise les 20%, les rendent flexibles, capables d’une grande adaptabilité au changement. 



In fine, les surdiplômés ne seraient-ils pas un peu «hors-sol» ? 

J-L.C.  Je n’aime pas trop l’expression «hors-sol», parce que derrière, on retrouve toute la critique d’extrême droite vis-à-vis de l’élite déterritorialisée... Je ne dirais pas que les 20% sont «hors-sol». Justement, dans notre enquête, nous posons une question inspirée de Goodhart: «Où vivez-vous par rapport à la commune dans laquelle vous avez grandi?». Or plus le niveau de diplôme est élevé, plus des proportions importantes vivent loin de leur lieu d’origine. Mais cela ne veut pas dire que les 20% n’entretiennent pas de lien affectif avec leur région natale... Ce sont des populations jeunes, donc rien ne dit que dans dix ans, dans vingt ans, ils ne reviendront pas dans leur région d’origine.  

D’ailleurs, dans la partie du livre qui porte sur la géographie, nous avons inséré une partie sur les comédies romantiques de Noël. Souvent, le protagoniste –quand c’est une femme, c’est une journaliste et quand c’est un homme, c’est quelqu’un qui travaille dans la banque– évolue dans une grande ville, a fait des études prestigieuses, revient dans son village natal et tombe amoureux de quelqu’un avec qui il était au lycée, mais dont il s’est éloigné parce que la personne est restée un «Somewhere», devenue caissière de supermarché ou bûcheron. Même le roman s’est emparé de cette thématique-là, comme avec Le Cœur de l’Angleterre, roman de Jonathan Coe sur le Brexit.  

Thomas Frank, un des grands critiques du parti démocrate américain, auteur de Pourquoi les riches votent à gauche, écrit dans un de ses livres que les Américains diplômés vivent comme des touristes dans leur propre pays. Ça, on le retrouve un peu avec «la France TGV»: sans être «hors-sol», ce sont des gens qui peuvent établir un «benchmark» territorial en choisissant l’endroit dans lequel ils vont s’installer. Et c’est vrai que dans l’après-Covid, c’est une aspiration de plus en plus forte: celle de choisir son lieu de vie. Et les 20 % ont les capacités –pas seulement financières d’ailleurs–, la mobilité culturelle, intellectuelle, pour choisir leur territoire, d’autant qu’ils vont avoir des facilités à travailler en «remote».  



Quid de la représentation médiatique de ces 20% ? 

J-L.C.  La manière dont on a totalement focalisé le débat sur le télétravail, les entreprises en «remote», les gens qui travaillent depuis Zoom avec des associés qui peuvent être aux quatre coins du monde, typiquement, ce sont des problématiques de cadres sup et de professions intellectuelles. La majorité des gens ne sont pas concernés par cela... C’est typique de notre déformation professionnelle. Comme sur l’écologie, censée être l’obsession des millennials, comme sur beaucoup de sujets, on plaque sur l’ensemble de la population des habitudes et des modes de vie qui sont propres à la fraction la plus diplômée.  

Les plus diplômés sont un peu les leaders d’opinion et ceux qui impulsent des modes de vie qui sont, comme on dit, parfois aspirationnels, peuvent faire rêver. Ils ont un pouvoir d’entraînement sur la société. Mais dans le livre, on montre que cet effet est à double tranchant sur beaucoup de sujets: l’influence des modes de vie des 20% peut être positive parce qu’elle donne un cap, un horizon à la population et en même temps, il existe un risque de clivage, de fracture.  



Quelle est l’influence réelle de ces 20% sur la société ? 

M.D.  Les 20% ont les clés pour jouir d’une certaine liberté: grâce à leurs diplômes, grâce au télétravail, grâce aux moyens financiers supérieurs à la moyenne, ils disposent d’une assez grande latitude pour choisir leur vie. Mais il n'est pas sûr du tout que le modèle soit si entraînant que cela pour le reste de la société. Pour les gens qui sont un peu assignés à résidence, qui sont au chômage, qui sont dépendants de la proximité avec la famille, pour une grande partie de la société, l’objectif, c’est plutôt d’avoir un pouvoir d’achat, d’accéder à la propriété... Et au total, il n'est pas certain que ce mode de vie léger, mobile, flexible, et teinté d’une certaine morale parle aux autres catégories sociales. Les 20% ont le sentiment de développer un projet de vie désirable. Mais 20%, on peut dire simultanément que c’est beaucoup et que c’est peu... Avec qui peuvent-ils créer du lien politique? C'est loin d’être clair. Notre livre se termine sur l’idée que ces 20% font une échappée belle par rapport à la société et qu’ils ont un pouvoir d’influence qui est somme toute limité. Ces 20% pratiquent les mêmes sports, habitent dans les mêmes quartiers, leurs enfants fréquentent les mêmes écoles... Au fond, ces 20% représentent un milieu assez homogène. Et comme ils sont nombreux, ils peuvent aussi, finalement, se contenter de vivre au sein de ce milieu.  

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