Littérature
Fascinée par le moche sous toutes ses formes, la journaliste Alice Pfeiffer (Les Inrocks) y consacre un ouvrage baptisé « Le goût du moche » (éditions Flammarion). L’occasion de rappeler son rôle d’agent double dans une société normée par le beau.

Pour une journaliste de mode, cet attrait pour le moche peut sembler contre-intuitif. D’où vient cette appétence ?

Ce phénomène s’est produit assez rapidement, en réaction à mon éducation. Mes parents étaient plus babas cool que bobos. Conséquence : la consommation était empreinte de valeurs négatives. Très tôt donc, tout ce qui brille m’a attiré : plastique, néons, logos, publicités… Je voulais tomber dans le mainstream à tout prix. Ce n’est qu’au fil des ans et de certaines expériences esthétiques malheureuses que j’ai commencé à me questionner sur notre rapport au moche. Depuis, cette question mais surtout cette passion ne m’a plus quitté. J’ai par ailleurs vécu près de dix ans à Londres, une ville où le rapport à la mode est beaucoup moins classique et classiste qu’en France. Sans parler de l’héritage punk, drag, queer et d’une relation au moche sans cesse renouvelée dans ses valeurs et sa réinterprétation. Avec le recul, je crois que ce qui m’a toujours plu dans le disgracieux, c’est qu’en occultant les goûts dominants – pour ne pas dire dominateurs –, il transgresse l’ordre moral et questionne.



Comment définir le moche ?

Le moche n’est pas le contraire du beau. Contrairement au beau, tout puissant et qui se contente d’être ce qu’il est, le moche s’avère complexe et particulièrement difficile à théoriser. Et ce pour une raison simple : c’est une valeur hautement subjective, qui prend des formes très diverses selon les individus. Le moche de l’un n’est pas le moche de l’autre et peut même représenter l’avant-garde d’une tierce personne. Chaque génération adopte et incorpore des petits bouts de moche de la génération précédente à titre d’exemple. En ce sens, le moche est un moment et non une qualité figée, un instant où se croisent les projections, les peurs, les tabous, et qui évoluera dans la perception, entre les générations, à travers un pays et même une ville.



Vous parvenez tout de même à classer le moche en sept familles : le ratage, le kitsch, le ringard, le vulgaire, le dégueulasse, le joli-laid et le néo-moche. Pourquoi ?

Pour chaque type de moche, il y a en réalité une promesse d’avancée sociale. Le dégueulasse, par exemple, pose la question d’une société hygiéniste à l’extrême. Le vulgaire, lui, renvoie à un double sens. D’une part à ce qui est populaire, commun. D’autre part, à ce qui est rapport au corps et à la féminité. Alors que ce terme est assimilé historiquement à celui de fille facile, l’avènement de stars planétaires comme les chanteuses des années 2000 – Shakira, Christina Aguilera… – puis Kim Kardashian aujourd’hui représente une révolution. Ces femmes, en jouant d’un corps sexué à l’extrême, complètement assumé, bousculent les codes et prennent le pouvoir. Les modèles classiques de moralité –le héros, le sage, le saint… – se retrouvent remisés au cabinet de curiosités tandis que la vulgarité est désormais célébrée sur les plateaux TV.



Même s’il s’avère souvent involontaire, le moche peut devenir dans certaines circonstances une forme de critique.

En histoire de l’art, le moche devient régulièrement une revendication, une manière de déconstruire les dogmes. Le kitsch est à cet égard significatif. S’il s’agit originellement d’une tentative de reproduction du beau basculant du mauvais côté en abusant de codes qu’il n’est pas censé posséder, il peut occuper des fonctions bien différentes. Parmi les ancêtres du kitsch, le mouvement rococo au 18ème siècle joue déjà de cette ambiguïté – à la fois reproduction parfaite d’une technique et sa trahison. C’est précisément cet idéalisme qui, au cours des années 1990, incite le peintre suédois Odd Nerdrum à revendiquer un style kitsch. Il défend un art qui parlerait au peuple plutôt qu’aux élites. Il se décrit d’ailleurs comme « kitsch painter », en opposition à la figure de l’artiste dans sa tour d’ivoire. Plus largement, c’est dans le milieu de l’art que le kitsch explose, y trouvant encore une autre résonance. Des artistes parmi les plus cotés placent cette esthétique au cœur de leur pratique, avec le même vocabulaire mais une tout autre distance. Damien Hirst élabore des crânes couverts de cristaux en guise de vanités bling, Jeff Koons conçoit des figurines de Michael Jackson recouvertes de feuille d’or et Paul McCarthy crée des sculptures faussement naïves de scènes enfantines. Dans ce cas, c’est à leur milieu et non au peuple – d’où provient pourtant leur inspiration – que ceux-ci s’adressent avec ce faux pas conscient et assumé. Le double degré du vulgaire conscient reste cependant un luxe qui nécessite un capital culturel préalable.



Peut-on parler de l’avènement d’une culture du moche ?

On a vu naître une véritable culture du moche ces dernières années, dotée de critères et de références globalisés. On peut penser au Ugly Dog Contest aux États-Unis, au concours de Mister Ugly au Zimbabwe. Ugly est également un référencement richement fourni sur le site marchand Etsy. Le site Ugly Design répertorie des briquets-dentiers, des pulls recouverts de tétons et lance même une boutique en ligne où est proposé, entre mille exemples, un flacon pour gel douche en forme de nez dont le liquide coule par les narines. Sans oublier la tradition du Ugly Christmas Sweater en Amérique.

 

Meetic avec « Love your imperfections », Skoda avec « Moche dans les années 90 » ou encore Intermarché et ses fruits et légumes moches… Les marques s’emparent peu à peu du sujet ces dernières années. Auraient-elles intérêt à plus le faire ?

Dans un contexte de rejet d’une ère industrielle lissée et déshumanisée, dire que les légumes sont moches, cela revient à dire que le non-normé est meilleur pour vous. Là, le sujet s’apparente presque à un contre-manifeste. Mais il est vrai que le revendiquer est assez nouveau. On peut citer le cas de la marque Crocs, qui formalise haut et fort la laideur de ses produits dans sa stratégie. À ce titre, le fait que la marque soit née à Anvers plutôt que dans un pays comme la France, aussi normé et rigide que ses avenues haussmanniennes, ne doit rien au hasard.



Ce mouvement général s’oppose-t-il à une forme de tyrannie du beau ?

Ce qu’on nomme beau s’accompagne forcément de valeurs excluantes. Le sociologue Pierre Bourdieu, dans La Distinction, avance que le chic, le joli, l’élégance sont définis par les groupes dominants, qui rejetteront et dévalueront une mode dès lors que les sphères moins privilégiées y auront accès. Autrement dit, ce qui est perçu comme beau à une époque est presque systématiquement défini, réinventé et distribué de façon pyramidale par les plus aisés, qui assoient ainsi leur pouvoir.



Finalement, ce que quelqu’un considère comme moche en dit plus sur l’individu en lui-même que sur les objets de son jugement.

Cela en dit long sur la position sociale, l’image que l’individu veut renvoyer, les codes qu’il partage avec un groupe visé. Finalement, c’est une façon de dire que son avis est supérieur et que si l’autre ne partage pas les mêmes convictions, au fond, c’est qu’il est ringard. En creux, défendre le moche, c’est donc défendre les valeurs du moche. Et le moche est infiniment plus riche que le beau.

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