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Le créateur de L'Événement du Jeudi et de Marianne a toujours cultivé l'humour dans toutes les situations, du management au dessin de presse. Et même lorsqu'il a affronté le décès récent de son frère, Axel Kahn.

[Cette interview a été publiée dans le numéro spécial humour de Stratégies, parut le 15 juillet 2021.]

 

Le rendez-vous est calé depuis une semaine lorsque la nouvelle tombe. Axel Kahn, le généticien frère cadet de Jean-François Kahn, est décédé. On se demande si le journaliste va annuler le rendez-vous qui a lieu l'après-midi même. Il assure son engagement. Dans ses Mémoires d'outre-vies, parue aux Éditions de l’Observatoire, il raconte avoir reçu chez lui un ami diplomate de l'ambassade de France en Israël ... un quart d'heure après avoir appris le suicide de son père adoré, sauté d'un train. Il a assuré le dîner sans rien dire. Quitte «à s’écrouler après». Parce que Jean-François Kahn est autant attaché à la vie qu'à l'humour.



Votre frère est décédé aujourd'hui. Et nous nous rencontrons pour parler de l'humour. Pas simple, non ?

On avait une relation joyeuse et ludique. Les quinze derniers jours, on n'a pas arrêté de rigoler. Justement parce que lorsque quelqu'un sait qu'il va disparaître, on évoque des souvenirs. C'était l'occasion ou jamais de se marrer en pensant à plein d'anecdotes qu'il avait lu dans mon livre. Je garderai de lui un souvenir. Quand il était encore à l'hôpital, avant de rentrer chez lui, il m'avait demandé d'apporter une demi-bouteille de Bourgogne, un vieux Comté cru et des cerises. Et on a mangé cela en rigolant. D’ailleurs, j'aime bien ces enterrements où l'on chante. Quand on reprend en chœur avec l'assistance des airs que le défunt aimait. Ce qui n'est pas ce qu'il a choisi : des extraits des requiem de Verdi et de Fauré. C'était le plus religieux des athées que je connaisse. Mais pourquoi faudrait-il faire ch… les autres quand on meurt, avec des trucs emmerdants ? Pour moi, on chante et on bouffe à un enterrement. 

 

On peut être aussi submergé par l'émotion et la tristesse lors d'obsèques ?

Mais il y a une telle pression sociale qu'on ne sait plus la part d'émotion ou la part de pression sociale. Le meilleur hommage à rendre aux morts, c'est la réminiscence des moments de joie et même de franche rigolade que l'on a vécus ensemble. Si je me laissais aller, et cela ne signifie pas qu'il y n'ait pas de la douleur en moi, je ferais de l'humour lors des obsèques de mon frère. Mais je n'ose pas car cela ne se fait pas. 



Vous avez la réputation d'avoir toujours aimé travailler dans une ambiance joyeuse. Ça vous vient d'où ?

Ce que j'ai essayé de faire quand j'ai dirigé des journaux, Les Nouvelles littéraires, L'Événement du Jeudi et Marianne, c'était de rendre festif et joyeux nos bouclages hebdomadaires. On avait un dîner ces soirs-là, que je commandais moi-même chez des traiteurs différents à chaque fois pour faire goûter des cuisines variées aux équipes. J'avais créé une chorale au sein de la rédaction, un piano et on chantait en chœur avec chaque fois une personnalité extérieure qui se joignait à nous. Je me souviens de Roselyne Bachelot par exemple, qui avait été formidable. 



C'est une arme de management ?

L'humour et la gaieté sont des éléments de convivialité, de vivre-ensemble qui cassent ce qu'il y a d'hypocrite, de faux ou de compassé dans les rapports professionnels. Et à l'inverse, les gens cyniques ou pessimistes diffusent leurs états d'âmes négatifs. Dans les journaux que je dirigeais, on multipliait les occasions de faire des fêtes. Et les journalistes aimaient y travailler. Appelez-les, vous verrez. Ils ont de bons souvenirs.



Quelle part donniez-vous à l'humour dans ces médias ?

L'Événement du Jeudi (1984-2001) et Marianne sont parmi les journaux qui ont le plus intégré de dessins humoristiques dans leurs colonnes, ce que l'on ne sait pas toujours. La photo, c'est de l'illustration au premier degré. C'est froid même si cela peut être exceptionnel. Alors que le dessin dit tant. J'étais jaloux de Tignous, qui a collaboré à L'Événement du Jeudi (1987-1998) et était un génie. Là où pour faire un éditorial, je réfléchissais pendant deux heures pour trouver l'argumentaire et articuler mes phrases, lui en quatre coups de crayon disait la même chose. J'ai publié Loup ou Gros. J'ai même publié des dessinateurs que je n'aimais pas, parce que ma sensibilité liée à mon âge était différente de la leur, mais ils avaient leur place.



La presse est-elle un bon média pour véhiculer l'humour ?

Mon idéal, c'est un journal comme je les ai faits, généralistes, qui traitent de toute l'actualité et de la culture et qui intègrent entre autres de l'humour. Car je suis moins sensible aux journaux humoristiques, totalement dédiés à cela. Surtout si l'on confronte l'humour à une actualité tragique. 



Sa place s'est accrue ou a régressé dans les journaux ?

Quand je vois Le Figaro, il n'y a plus de dessin humoristique à la une. Et dans Le Monde, Gorce a été quasiment remercié, Plantu est parti. Et si leur initiative de proposer des dessinateurs de différentes nationalités est intéressante, pour l'instant je ne trouve pas les dessins très bons. Et je ne trouve pas drôles les dessins de Serguei. Quant aux billets humoristiques, ils y ont disparu. Dans le New York Times aussi, les caricatures ont été supprimées.



Notre société a-t-elle moins d'humour selon vous ?

J'ai hérité de mon arrière-grand-père peintre et de son fils des collections de revues humoristiques de la fin du 19ème siècle jusqu'aux années 20. Si vous voyiez la violence et la force de l’humour de L'Assiette au Beurre... Rien n'y est comparable aujourd'hui.



N'est-ce pas une façon de détendre les relations sociales ?

L'humour décrispe et humanise les tensions sociales. Cela permet de civiliser les détestations. Ce que l'on peut dire avec de l’humour, même vachard, pourrait s'exprimer très violemment. Et c'est une arme terrible. Rien n'est plus efficace que l'humour dans le débat polémique et contre l'adversaire idéologique. Un trait d'humour ironique ou vachard peut être beaucoup plus redoutable que toutes les violences que l'on peut intégrer dans un texte.



L'humour, c'est votre seconde nature ?

C'est vrai que ma mère ne cessait de me dire que j'aurais dû être chansonnier. C'est un trait dominant de mon caractère. Alors que mon père n'était pas rigolo. C'était l'intellectuel presque caricatural. Toute une partie de moi a réagi contre ça, alors que j'ai une affection sans bornes pour lui. Il aimait la musique classique. En réaction, j'ai aimé la chansonnette et l'opérette. Et j'ai d'autant apprécié l'humour qu'il n'en avait pas. J'ai encore des souvenirs d'ado de titres de presse humoristiques. Un homme de l'industrie pharmaceutique avait été élu à l'Académie. Et un journal avait titré « Un con primé ». Je m'en souviendrai toujours. Comme, à 8 ans, de référendums sur la constitution. Ma mère avait demandé à l'une de ses amies si elle allait voter. Cette dernière lui avait répond « non, c'est un référendum, pas de femme ». J’en ris encore.

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