L’année 2023 a vu l’essor de l’intelligence artificielle avec ChatGPT, Midjourney, Bard ou Dall-e. Pour les médias et les agences de publicité, c’est à la fois un défi existentiel et l’occasion d’expérimenter de nouvelles façons de travailler. Tour d’horizon.
- L'IA dans les médias, une « aubaine »
L’accord européen conclu le 8 décembre à Bruxelles pour contrôler l’IA va-t-il ouvrir un boulevard pour les nouvelles technologies de la communication, en particulier dans les médias et la publicité ? Le fait est qu’en jugulant les IA à haut risque sur la reconnaissance faciale et en imposant des obligations de transparence, le texte laisse le champ libre à l’autorégulation sur tous les autres domaines, notamment concernant les données en open source. Pour les médias, c’est une aubaine, car les expérimentations possibles sont multiples. Un signe révélateur : le groupe allemand Axel Springer, qui avait annoncé en mars qu’il allait réduire ses effectifs à Die Welt et Bild en raison de l’IA générative, vient de rompre son accord de coentreprise avec Samsung sur l’agrégateur Upday pour le tourner vers un « générateur de tendances d’informations exclusivement dirigé par l’IA » à la mi-2024. Exit donc le temps de l’appli préinstallée sur les mobiles de Samsung et réalisée à partir des flux RSS des éditeurs de presse dans 34 pays européens, Axel Springer entre désormais dans l’ère des super-générateurs d’infos automatisées. Au passage, Upday est passé de 150 à 70 salariés… et bientôt à aucun. « L’intelligence artificielle va révolutionner le journalisme et l’industrie des médias, en pouvant soutenir - ou remplacer - le journalisme », avait annoncé en mars le patron du groupe, Mathias Döpfner, dans une lettre à ses salariés. « La création journalistique (avec les reportages, scoops et éditoriaux) devient le cœur », tandis que la « production » journalistique va devenir un « sous-produit ».
Dans les médias Français, les utilisations sont déjà nombreuses. Il s’agit d’abord d’aider aux applications speech-to-text comme dans la traduction ou le sous-titrage automatisé, par exemple en vidéo via Adobe Premiere Pro qui propose des transcriptions dans plus de dix langues et une nette distinction des intervenants. Radio France, mais aussi France 24 et RFI sont friands de telles transcriptions automatisées de flux audios à condition qu’il y ait toujours un contrôle humain. « L’utilisation de l’IA doit avoir pour objectif d’aider à la production éditoriale […] Elle peut permettre d’en améliorer la qualité, l’originalité et de réduire le temps de traitement et d’analyse de la base documentaire, dont le journaliste se sera assuré de la fiabilité. En aucun cas, elle ne peut se substituer au travail éditorial des journalistes et a fortiori au travail de vérification des sources », écrit France Médias Monde dans sa feuille de route sur l’IA. Le text-to-speech ou le text-to-text sont aussi possibles comme le fait Le Monde pour une version audio de ses articles ou en obtenant une traduction directe en anglais d’un contenu écrit. Brut va plus loin, avec le logiciel HeyGen capable de « cloner les voix et de synchroniser les mouvements de lèvres [des] journalistes ». À condition de ne pas produire du deepfake. On voit aussi Reworld ou Prisma se servir de l’IA pour produire des contenus sur mesure ou pour optimiser des audiences de contenus en anticipant leur résonance prévisible sur les réseaux sociaux. Enfin, côté régie, France TV Publicité se sert d’une plateforme d’IA, Akouo pour « faire converser » divers types de data sur les publics avec son offre publicitaire.
- Les marques, entre enthousiasme et méfiance
Sur la Croisette, lors des Cannes Lions 2023, c’était bien évidemment LE sujet qui agitait les conversations, après 2022 et le pétard mouillé du métavers. L’intelligence générative s’est imposée à la vitesse de l’éclair, même si en termes de prix, on n’en est qu’aux prémices. Citons tout de même Cadbury, Grand Prix en Creative Effectiveness pour « Shah Rukh Khan-My-Ad », campagne qui utilisait des deepfakes d’une star de Bollywood pour promouvoir les petits commerces locaux. « Avec l’IA, la plus grande partie du travail sera moyenne, une autre sera carrément atroce, mais une petite partie sera géniale », lâchait Nick Law, creative chairperson d’Accenture Song, lors d’une conférence cannoise.
Pour la plupart des marques, l’heure est à l’enthousiasme. Coca a concocté une boisson avec l’IA, Jacquemus a incrusté ses sacs dans les rues de Paris… Les acteurs du luxe sont, comme souvent, aux avant-postes. Le Luxury Trend Report 2023, réalisé par l’Ifop en exclusivité pour Stratégies, montre que 72 % des professionnels du secteur estiment que l’IA va les impacter, notamment pour les aider à la lutte contre la contrefaçon, ainsi que pour la personnalisation de la relation client. Voix dissonante dans cet engouement général, une défiance se fait néanmoins jour : certains annonceurs, surtout internationaux, l’interdisent formellement auprès de leur agence. En cause, l’esthétique glaciale de l’IA, mais aussi l’épineuse question des droits… Burger King et son agence Buzzman ont avec malice illustré les craintes, voire l’effroi, liés à l’IA avec une campagne d’Halloween qui joue sur les défauts de la machine avec des créatures aux cent dents, aux vingt doigts…
- Des agences en pleine réinvention
Tout un symbole ? En novembre 2023, Mathieu Morgensztern, tout juste parti de WPP dont il était country manager pour la France, a annoncé lors de l’anniversaire de l’AI Lab de Criteo lancer sa propre structure dédiée à l’intelligence artificielle, AdaptivAI. Celle-ci aidera les entreprises à améliorer la pertinence de leurs propres outils d’IA.
Principale avancée de l’IA en agence ? Tout ce qui relève de la production de contenu, du brand content. Entre recrutement de nouveaux profils (IA artists, prompt engineers…) et acquisitions, les poids lourds français se mettent d’ores et déjà en ordre de bataille. Publicis Groupe s’est renforcé avec l’acquisition de sa joint-venture Publicis Sapient Labs, tandis que WPP s’est allié avec le géant des puces Nvidia et qu’Omnicom a annoncé un accord avec Amazon Web Services (AWS). De plus petits acteurs comme Jin lancent quant à eux des outils propriétaires de création de marque (Brand Voice AI), tandis que des sociétés comme Slidor, agence PowerPoint, annoncent utiliser intensivement l’IA. Dans une tonalité plus sombre, en septembre, on apprenait que le spécialiste des RP Onclusive comptait licencier plus de la moitié de sa branche française en 2024 pour laisser place à des outils d’intelligence artificielle…