Un petit vent de révolution souffle sur le monde des ressources humaines. L’individualité gagne du poids dans l’entreprise. Les DRH doivent-ils s’attacher à adapter leurs outils à chaque personnalité ?
Passe-t-on d’une ère des RH standardisées à du sur-mesure ? « Le sujet intéresse les organisations, constate Lauriane Boissière, directrice au sein du cabinet Square Management. En quelques jours, il est revenu trois fois dans mes conversations avec des entreprises. » Amandine Reitz, DRH Europe chez l’éditeur de logiciels Icims, confirme : « J’étais partisane d’avoir une même règle pour tous, mais depuis 2020 et la fin du confinement, les gens vont moins bien en moyenne. On est obligé de faire plus attention aux individus. Les exceptions sont de plus en plus nombreuses, et formulées de plus en plus directement. Il y a plus d’audace à demander des choses aux entreprises. »
Les demandes individuelles fusent. Pas de viande à la cantine, c’est possible ? Et trois jours de télétravail plutôt que deux comme le prévoit l’accord collectif ? Exercer son job depuis l’Australie ? Des horaires décalés pour éviter les embouteillages ? Aménager son bureau pour le rendre plus compatible avec les enjeux écologiques, comment faire ? La semaine de quatre jours, avec deux jours de télétravail, c’est jouable ? Quant au salaire, s’il pouvait bondir de 30 %…
« Et il y a une partie qu’on ne voit pas, qui est absorbée par la souplesse managériale », commente Aymeric Vincent, directeur de la transformation et de l’innovation RH au sein du groupe Les Echos-Le Parisien. Cela ne vient pas uniquement des jeunes collaborateurs. Le changement de valeurs vaut pour toutes les générations. Comment fonctionne une entreprise ? Pourquoi ce qui est bien pour moi ne serait pas bon pour le collectif ? « On peut parler d’une nouvelle fonction d’éducation à assumer, commente Lionel Penalba, directeur général adjoint de Nikita, agence de communication et marketing de bientôt 50 collaborateurs. Mais rappeler le cadre du jeu est sécurisant. C’est dire “oui” à tout qui ne l’est pas. »
En irait-il donc des collaborateurs comme il en va de grands enfants ? « On est submergé par ce sujet tambouriné à la suite de la “grande démission”, souligne Ana Semedo, managing partner chez ILExpansions. Les dirigeants sont sidérés par ce discours, qui vient égratigner le projet commun. On ne réfléchit pas assez à pourquoi on est là ensemble, et cela se répercute. Un danger pèse sur la vie de l’entreprise. » La problématique commence à donner des sueurs froides aux dirigeants.
« I-deal »
« Avec la fin du chômage de masse, les cartes sont rebattues, analyse Benoit Serre, vice-président de l’Association nationale des DRH (ANDRH), la prise en compte de l’individu est importante, sinon vous risquez de le perdre… Si certains métiers fonctionnels comme la paie, par exemple, passent dans un système normé, de plus en plus standardisé, avec ChatGPT, tout le défi actuel des RH est de voir comment redéployer une partie des ressources vers des métiers d’accompagnement individuel (parcours de formation, mobilité professionnelle…). Aussi, à la fonction RH de trouver le bon équilibre entre l’individualisation et le collectif. »
Un exercice de style peu évident. Et pas toujours concluant. « L’effort de gestion se concentre sur des populations resserrées, pointe Rémi Bourguignon, professeur des universités à l’Institut d’administration des entreprises de Paris-Est. On peut parler d’une segmentation des RH. » En version anglaise, cela donne « i-deal », « i » pour idiosyncratic, c’est-à-dire ce qui relève du particulier, de l’individuel. Vient poindre ainsi une cohabitation de cette attente avec des règles collectives imposées par le Code du travail, les branches, ou bien encore les accords d’entreprise.
Mais la standardisation « bat de l’aile », comme dit Jean Pralong, psychologue, professeur et chercheur français en gestion des RH au sein de l’École de management de Normandie (EMN). Et la réponse aux besoins spécifiques pourrait aller plus loin encore. « Aujourd’hui, les DRH les mesurent à la machine à café de l’entreprise, déplore Thomas Chardin, fondateur de Parlons RH. Or ce doit être formel et informel. Pas l’un sans l’autre. 25 % des entreprises de plus de 3 000 salariés gèrent la formation sur un tableau excel. Les DRH sont souvent croyants, mais peu pratiquants. Or le temps dégagé permet d’aller vers le sur-mesure », ponctue Thomas Chardin, qui vient d’achever la sixième édition du baromètre de l’expérience collaborateur. L’expression « libérer de la bande passante » revient régulièrement.
Leadership spirituel
Demain pourrait être plus délicat encore. À la tête d’Henoch Consulting, président du Cercle du leadership, Didier Pitelet table sur dix années difficiles. Il parle même de « balancier excessif ». C’est l’un des thèmes qu’il va aborder dans son prochain livre sur « le leadership spirituel » (sortie prévue fin 2023, chez Eyrolles). « Avec l’éducation positive, on ne donne plus de cadre, détaille-t-il. Aussi, allons-nous vivre un gros glissement de terrain en matière d’individualisme, dans un contexte de guerre des talents. Mais c’est prévisible depuis vingt ans, avec les chiffres de la démographie. » Avec des générations formées sur l’idée de valoriser l’individu et une demande de cadres toujours très forte pour remplacer ceux issus du baby-boom, la tendance n’est pas près de s’arrêter. « Si les politiques veulent nous faire croire que l’état du marché de l’emploi est le fruit de leurs actions, il n’en est rien, conclut-il. L’individualisation et le sur-mesure deviennent structurels. Il va falloir s’habituer à travailler avec des collaborateurs qui ne se coulent plus dans le moule. Un vrai enjeu pour les managers de proximité. »
Trois questions à Anne-Florence Quintin, secrétaire générale adjointe de la CFDT Cadres, déléguée générale de l’Observatoire des cadres et du management.
Constatez-vous une évolution des attentes des salariés ?
L’entreprise est passée, à la sortie du confinement, du XXe au XXIe siècle. Aujourd’hui, on ne peut plus mettre entre parenthèses tous les repères biographiques des salariés (aidant, famille séparée et éloignée géographiquement, autre activité, slasheur…). Ce n’est pas à l’entreprise d’endosser toutes ces individualités, mais à elle de rendre visibles les possibilités qui existent, entre droits légaux et bonnes pratiques non inscrites dans le marbre.
Votre « job » se trouve-t-il remis en cause par cette évolution ?
Pas du tout. Cela modernise le syndicalisme. Dans cette nouvelle organisation, c’est l’un des garants de l’acceptabilité collective. On rentre dans l’accompagnement.
N’y a-t-il pas un risque de glisser vers de l’assistanat social ?
Qui dit accompagnement, ne dit pas être psychologue non plus. D’ailleurs, je fais attention à en parler à d’autres pour profiter d’une supervision collective. La parole libérée permet aussi de progresser dans les accords, d’avoir une meilleure granularité. Avant les accords relatifs au télétravail, ceux qui traitent de mobilité ont été faits comme cela, sans loi, avec aussi des clauses de revoyure extrêmement courtes – à l’Urssaf de Picardie, cette clause est de six mois. Cela montre que l’on est bien dans un système d’expérimentation. Autre illustration : les séminaires (descendants) disparaissent au profit d’hackathons, où l’on fait émerger des besoins et crée des protocoles techniques.