Les salaires ont très timidement progressé au cours des douze derniers mois, selon une étude exclusive du cabinet Shefferd portant sur les agences de communication. L’intelligence artificielle promet de rebattre les cartes.

Un cru décevant. L’étude Shefferd 2024 sur les salaires dans les agences de publicité, que nous publions en exclusivité, ne reflète pas une grande année pour les rémunérations, même si plus de huit agences sur dix déclarent avoir procédé à des augmentations sur un an. Après une année 2023, marquée par une inflation de 4,9 %, le ralentissement de la hausse des prix (+3 % en janvier, +2,6 % en février, selon l’Insee) a un impact sur les augmentations qui restent très modérées par rapport à la dernière enquête de mars 2023. Hormis les fonctions digitales, plutôt orientées à la hausse, la tendance est même négative pour les directions de création (-2,6 %) quand les autres fonctions en agences sont stables ou en légère hausse (entre -0,8 % et +2,2 %).

Le signe d’un secteur qui perd irrémédiablement de l’attractivité et où il devient très difficile de se faire payer à sa juste valeur ? « On est dans un marché encore assez incertain, tempère Marc de Torquat, président-cofondateur de Shefferd. Les tensions économiques, les conflits géopolitiques, l’inflation persistante et les indices de confiance plutôt bas des ménages n’incitent pas à augmenter les salaires. D’autant que dans un marché incertain, les premiers leviers que l’on coupe sont toujours le marketing et la communication ».

Stagnation des bas salaires

Portant sur un effectif total de 1962 personnes, issu de 32 agences répondantes, l’étude montre notamment une stagnation des rémunérations les plus basses, y compris dans le digital (+0,6 % pour le community manager, +0,2 % pour le chef de projet digital, 0 % pour l’UX). Dans la création, les infographistes ou graphistes comme les DA juniors ne voient pas leur salaire progresser quand, dans les métiers commerciaux, la stabilité l’emporte également pour les chefs de projets juniors et seniors (-0,8 % pour les confirmés) alors que les directions de clientèle ne gagnent que 0,2 % de plus. Côté production et planning stratégique, les hausses sont encore très limitées pour les chefs de studio (+0,45 %) comme pour les directions de production (+0,6 %).

Quant aux fonctions les plus hautes, elles sont loin de bénéficier d’un effet de rattrapage de l’inflation sur un an, même dans le digital (+3 % pour le directeur social media, +3,95 % pour le social media manager). Un directeur commercial est en moyenne revalorisé de 1,15 % là où un directeur du planning stratégique fait un peu mieux (+2,2 %). Le monde de la publicité semble avoir acté avant l’heure une certaine stabilité des prix et la difficulté à se mettre à niveau concernant les salaires.

Le reflet d’un essoufflement de plusieurs catégories de métiers en agences ? « Il y a eu pas mal de chantiers de restructuration, à la fois en termes d’effectifs, d’offres et de positionnements », constate Marc de Torquat. De nouveaux entrants, avec des briques tech ou data, amènent les grands acteurs à avancer leur transformation. Les résultats sont plutôt bons mais à quel prix ? Les efforts sont souvent demandés aux salariés en termes d’évolution de salaires ou de départs non remplacés. » Ces douze derniers mois, la moitié des agences interrogées dans l’étude ont ainsi recruté uniquement dans le cadre d’un remplacement de poste. Comment, dès lors, intégrer de nouvelles compétences ou de nouveaux métiers ?

Selon l’expert, ce sont le plus souvent des juniors qui remplacent des seniors, ce qui peut avoir pour effet de bord un niveau de séniorité un peu en deçà de ce qu’attendent les clients – et donc davantage de difficulté pour fidéliser les budgets. Le niveau de rémunération moyen s’en ressent, à fonction équivalente. En outre, rappelle-t-il, il faut avoir constamment à l’esprit qu’il y a « presque deux terrains de jeu » : celui des grands réseaux du type Publicis ou Havas capables de faire des acquisitions ou de recruter des profils pointus dans la tech ou la data, et celui des agences moyennes ou petites. Si elles sont généralistes ou à 360, ces dernières doivent souvent faire appel à des freelances ou à des compétences rares en extra pour se mettre difficilement à jour.

Mais beaucoup d’entre elles, ont déjà un ancrage sur une spécialité qui leur permet de se positionner comme expertes dans un domaine : le digital, l’événementiel, le corporate ou les affaires publiques… « Les marques ont besoin d’anticiper car tout va très vite et le manque d’anticipation se paye très cher, constate Marc de Torquat. On observe une pénurie de profils jeunes et confirmés dans les affaires publiques notamment pour accompagner des dirigeants sur des enjeux de transformation. C’est également le cas dans l’événementiel avec les JO et après l’énorme fuite de collaborateurs créée par le covid. »

Trois niveaux d’intégration de l’IA

L’étude a aussi le mérite d’interroger les agences sur leurs potentiels relais de croissance. Si la créativité et l’amélioration des stratégies de contenus sont en tête pour près de sept répondants sur dix, l’analyse de données et l’intelligence artificielle/machine learning arrivent en deuxième position, touchant la moitié des agences. Mais de quelle IA parle-t-on ? Interrogé par Stratégies, Matthieu Elkaim, coprésident et directeur de la création d’Ogilvy Paris, distingue trois niveaux d’intégration dans les entreprises de communication. Le premier est le résultat d’une prise de conscience du caractère transformatif des métiers, un peu à la façon du digital. « Ce sont ces outils – Midjourney, ChatGPT… - qui permettent d’aller plus vite et de répondre à un enjeu de productivité, dit-il. Cela permet de se consacrer à des tâches à plus haute valeur ajoutée et tant mieux car personne n’est très heureux d’écrire de l’e-mailing pour des compagnies aériennes. Je préfère que des créatifs réfléchissent à des idées, à la qualité d’un concept, qu’à travailler sur des maquettes. »

Le second niveau consiste à mettre l’IA au cœur de la réflexion créative. En ce cas, tout dépend du degré d’acculturation de l’agence aux différents logiciels. « Un client peut vouloir une expérience avec l’IA au cœur, reprend-il, comme on l’a vu lors d’un lancement de parfum de L’Oréal, où l’on arrive à convertir la stratégie et la valeur de la marque avec une expérience boostée à l’intelligence artificielle ». Mais encore faut-il avoir les talents curieux des nouveaux outils et de leur mise à jour – creative technologists, IA artists…- pour comprendre ce que la technologie permet de faire et d’engendrer en termes d’idées créatives.

Enfin, la « troisième dimension » touche à l’accompagnement stratégique que les agences peuvent avoir auprès des entreprises pour estimer en quoi l’IA peut être un moteur de transformation. « Ce sont des enjeux de production, de formation, de culture éthique, de juridique, rappelle Matthieu Elkaim, et il s’agit aussi de voir comment on se confronte à des problématiques de communication, de CRM, de programmes de feeds, etc. ». On entre déjà plus dans une dimension de conseil qui concerne sans doute davantage les grandes agences, à l’instar d’Ogilvy avec son AI.Lab et Ogilvy One. « Il y a peut-être même une quatrième dimension qui va jusqu’à la fabrication d’outils », ajoute-t-il, façon Publicis avec Sapient. L’agence aura-t-elle alors totalement fait sa mue pour devenir une tech company ?

Ce qui est sûr, c’est que les annonceurs sont prêts à payer sur ces sujets à réelle valeur ajoutée. On est alors davantage dans l’industrialisation de process et dans la qualité d’exécution, selon lui, que dans un travail créatif. « Dans la création, on a du mal à valoriser ce qu’on fait et à se faire payer à la hauteur de ce qu’on apporte. Mais quand tu montres que tu maîtrises les technologies, ce n’est pas la même chose… ». De son côté, Marc de Torquat, chez Shefferd, estime que le grand chantier de demain va être l’utilisation de l’intelligence artificielle pour interpréter la data : « On va pouvoir mesurer en instantané toute la communication effectuée par un client qui aura connaissance des effets de sa campagne en même temps qu’elle se déroule ». Pour lui, la charge reste encore confiée au data analyst ou social media : « Il n’y a pas encore de métier purement IA », estime-t-il.

Au final, faut-il s’attendre à un grand chamboule-tout des compétences dans les agences ? Au risque de faire passer la création au second plan ? Pour Matthieu Elkaim, l’IA est un « booster de personnalisation » des messages. Mais il ne croit pas à la disparition des campagnes plus fédératives. « Le risque de cibler hyper juste, c’est qu’on enferme dans des bulles et qu’on peut alpaguer quelqu’un sans respecter son intimité... Il peut y avoir une lassitude. Et des technologies capables de dépasser ce qu’un cerveau humain peut produire suscitent une certaine inquiétude chez les annonceurs qui sont très prudents. »