Les élections américaines sont traditionnellement un laboratoire des pratiques numériques émergentes. Tous les mois, jusqu’à l’élection de novembre, plongée dans la campagne digitale avec Ronan Le Goff, co-directeur de La Netscouade.
TikTok était parti pour être un support majeur de campagne, il devient aujourd'hui un sujet de campagne. A huit mois des élections, le Congrès américain a envoyé un message clair à la Chine : l’entreprise chinoise ByteDance devra céder son activité américaine, sans quoi l’app sera interdite aux Etats-Unis. La Chine a déjà fait savoir qu’elle n’accepterait pas une session de la filiale américaine, alors que plusieurs candidats au rachat s’étaient déjà manifestés. La menace d’une fermeture de TikTok n’a donc jamais été aussi précise, d’autant que le vote de ce texte à la chambre des Représentants (352 voix contre 65) a été obtenu à une écrasante majorité. Il reste un vote au Sénat, qui semble plus réticent, mais le spectre d’un TikTok banni du sol américain avant la fin de l’année devient réel.
Revirement de doctrine pour Trump
Si le texte passait rapidement l’obstacle du Sénat, il existe un scénario dans lequel TikTok fermerait boutique aux Etats-Unis quelques semaines avant l’élection présidentielle. Un séisme, un saut dans le vide pour la classe politique américaine, qui couperait le courant aux 170 millions d’utilisateurs de l’app aux Etats-Unis. La décision serait d’autant plus politique que les deux principaux candidats se divisent sur la question - non sans paradoxe. Joe Biden, qui a pourtant ouvert un compte TikTok le mois dernier, a annoncé qu’il soutiendrait le projet de loi. Donald Trump, de son côté, opère un brusque revirement de doctrine. Alors qu’il avait en tant que président signé en 2020 un décret bannissant TikTok (texte ensuite annulé par la justice américaine), Trump se montre soudain magnanime avec l’app d’origine chinoise. Son argument principal (lunaire) pour s’opposer au texte : «sans TikTok, vous allez faire grossir Facebook, qui est pour moi un ennemi du peuple.»
Les influenceurs, des lobbyistes à Washington
Donald Trump met également les pieds dans le plat en évoquant le sujet délicat de l’opinion : «Il y a beaucoup de monde qui adore TikTok et il y a plein de jeunes qui deviendraient fous sans ça !» Qui a vraiment envie de se mettre à dos 170 millions d’utilisateurs en pleine campagne électorale, alors que la mobilisation de l’électorat jeune pourrait être décisive dans les Swing States ? ByteDance l’a bien compris et mise tout sur la force de conviction de lobbyistes un peu particuliers : les créateurs de contenu américains, chargés de faire pression eux-mêmes sur leurs responsables politiques. TikTok a organisé un voyage d’influenceurs à Washington le jour du vote. Pas de rémunération directe, d’après le New York Times, mais un voyage tous frais payés pour ceux qui viennent prêcher la bonne parole devant le Congrès. «Ces vieux boomers blancs que sont les membres du Congrès essaient d'interdire TikTok, et je ne l'accepte pas», commente à ses 200 000 abonnés l’influenceuse Giovanna González, en se filmant devant le Congrès.
«Shou, on te fait confiance»
Le patron de TikTok, le singapourien Shou Zi Chew, mouille aussi la chemise. Dans une vidéo postée en réponse au vote du Congrès, il exhorte ses troupes à la révolte, dans un anglais parfait : «Ce projet de loi privera les créateurs et les petites entreprises de milliards de dollars. Il mettra en péril plus de 300 000 emplois américains et vous privera de votre TikTok.» Il invite les créateurs à «continuer de partager leurs histoires» de Tiktokeurs à leurs amis, leurs familles et surtout… à leurs sénateurs. Une vidéo reçue très positivement par les utilisateurs : «Shou, on te fait confiance», «Nous avons confiance en toi, Shou, n’abandonne pas», «Shou, je te suivrais partout» peut-on lire dans les commentaires. Ce phénomène étonnant montre toute la complexité de cette guerre froide par réseaux interposés : Shou Zi Chew est devenu une idole des créateurs de contenus américains depuis son audition au Congrès pour défendre la cause de TikTok. Un Singapourien, nommé par une entreprise chinoise, à la tête d’un mouvement chargé de défendre les intérêts des internautes américains juste avant une élection décisive, voilà un cocktail politico-numérique détonnant.
«Violer les droits de liberté d'expression de millions d'Américains»
La question d’un bannissement de TikTok divise les observateurs avisés de la chose numérique outre-Atlantique. Au-delà des risques d’espionnage et d’aspiration des données, les Etats-Unis peuvent-ils laisser l'algorithme secret qui fournit des contenus aux jeunes américains être dirigé depuis la Chine, avancent les soutiens d’un bannissement. Les défenseurs de TikTok ont également de solides arguments : est-il possible de bannir une telle app «sans violer les droits de liberté d'expression de millions d'Américains et nous mettre sur la voie où un internet relativement ouvert et mondial devient de plus en plus géographiquement cloisonné», se demande le journaliste américain Jason Koebler, fondateur de 404 Media. A quelques mois de l’échéance, il n'est pas certain que l’on mesure encore les effets de bord d’une fermeture de la version américaine de TikTok.
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