Les élections américaines sont traditionnellement un laboratoire des pratiques numériques émergentes. Tous les mois, jusqu’à l’élection de novembre, plongée dans la campagne digitale avec Ronan Le Goff, co-directeur de La Netscouade.

Taylor Swift n’a pas dit un mot, mais d’un baiser, elle est entrée de plain-pied dans la présidentielle américaine. Nous sommes le 29 janvier, lors de la demi-finale du championnat de football américain. Les Kansas City Chiefs viennent de terrasser les Baltimore Ravens et la plus grande des popstars pénètre sur le terrain pour venir féliciter Travis Kelce. La photo du baiser entre Taylor Swift et son imposant boyfriend fait le tour du monde, déchaîne les passions et devient rapidement une affaire politique. C'est bien plus qu’une anecdote car la controverse trace les grands enjeux du duel annoncé entre Joe Biden et Donald Trump.

Il faut mettre un peu de contexte pour comprendre cette polémique américano-américaine. Après s’être longtemps tenue à l’écart des chausse-trappes de la politique, Taylor Swift avait apporté son soutien à Joe Biden en 2020, critiquant avec virulence Donald Trump. Une prise de position qui ne passe pas inaperçue, d'autant plus que la chanteuse avait initialement ses racines dans la musique country, une chasse gardée des conservateurs.

La popstar ne s’est pas encore exprimée sur l’élection de 2024 mais toute la presse spécule déjà sur un deuxième appel en faveur de Joe Biden. Pour ajouter à cela, son compagnon, Travis Kelce, est la cible des conservateurs pour avoir joué dans une pub pour le vaccin anti-covid de Pfizer. De quoi donner de l’urticaire aux fans de Donald Trump, qui imaginent le Super Bowl, la finale du championnat de football américain, événement télévisuel le plus important aux Etats-Unis, devenir une tribune politique pour le président américain.

Théories du complot et crise de jalousie

Depuis le fameux baiser, les commentateurs républicains échafaudent d’absurdes théories du complot. Un présentateur de Fox News avait suggéré que l’omniprésence médiatique de Taylor Swift dans les médias était une «psy ops» du Pentagone. La théorie en vogue voudrait que le championnat de football américain soit truqué en faveur des Kansas City Chiefs. Objectif : préparer le ralliement de Taylor Swift à Joe Biden lors de la mi-temps du Super Bowl le 11 février. Vivek Ramaswamy, ancien candidat à la primaire républicaine, a donné du crédit à cette théorie, suggérant que le championnat de football était aussi factice que ce couple ultra-médiatique. Il se murmure que l’équipe Trump se prépare à mener une «guerre sainte» contre Taylor Swift, l’ancien président ayant piqué une crise de jalousie, s’estimant «plus populaire» qu’elle.

Cette offensive de la trumposphère révèle un des points faibles de leur candidat : le vote des jeunes femmes. Taylor Swift apparaît comme l’incarnation de l’échec de l’ancien président sur ce segment électoral. Donald Trump, accusé d’agression sexuelle par une vingtaine de femmes, est aussi celui qui a permis par ses nominations à la Cour Suprême d’engager le droit américain dans un inquiétant virage anti-avortement. Conséquence, le «gender gap» parmi les jeunes générations apparaît à un niveau inédit aux Etats-Unis : 42% des jeunes femmes s'identifient comme de gauche, contre seulement 25% des jeunes hommes. Une donnée capitale : c’est ce vote féminin qui avait fait basculer les élections de midterm de 2022, sauvant Joe Biden de la vague bleue annoncée.

18% de l’électorat sensible aux choix de Taylor Swift

Joe Biden aura besoin de convaincre ce segment d’électorat en novembre s’il veut éviter de rejoindre la maison de retraite. Pour ce faire, les équipes de la Maison-Blanche tablent sur un ralliement de Taylor Swift. La popstar apparaît au cœur de la strat’ digitale de la campagne Biden, a révélé le New York Times. Dans un contexte de déclin des médias traditionnels, l’équipe du président veut s’appuyer sur des influenceurs, micro comme macro, pour faire passer ses messages et récolter des fonds.

La macro-influenceuse Taylor Swift, et ses 279 millions de followers sur Instagram, a déjà montré l’incroyable puissance de sa communauté. Par deux fois, un de ses messages sur le réseau appelant à s’inscrire sur les listes électorales a généré un afflux considérable sur les sites d’inscription. D'après un sondage de Newsweek, 18% de l’électorat américain serait sensible aux choix politiques de Taylor Swift. Joe Biden, grand fan de folk irlandaise, n’est pas exactement un «swiftie» (un fan de Swift), mais son staff l’a récemment briefé sur la musique de la popstar. Un collaborateur avait même émis l’idée de faire venir Joe Biden à un concert de Taylor Swift - idée vite repoussée en raison du cauchemar logistique que supposerait une telle opération.

Les «swifties» argentines contre Milei

Le phénomène Taylor Swift est devenu si puissant, si universel, que la chanteuse n’a pas besoin de s’exprimer pour générer des effets politiques. Et pas qu’aux Etats-Unis. Les récentes élections présidentielles argentines ont été secouées par l’influence de la popstar. Taylor Swift donnait alors un méga-concert à Buenos Aires. Elle n’avait pas prononcé un seul mot sur Javier Milei mais les «swifties» argentines ont estimé qu’il était de leur devoir de décrypter la pensée de leur idole et d’appeler à voter contre le candidat ultra-libéral et trumpiste. Un communiqué officiel a été publié, repris dans tous les médias argentins. Là encore, la question de l’IVG a été prédominante, les fans considérant que Taylor Swift ne pouvait que se soulever contre un candidat comme Javier Milei.

Le mot «Taylor Swift» fait cliquer et les médias ont tendance à reprendre ces histoires sans les prendre vraiment au sérieux. C’est manquer de hauteur de vue : la controverse autour de la chanteuse témoigne du nouveau paysage de la communication politique, auquel tentent tant bien que mal de se raccrocher les équipes de Joe Biden. Les données de l’équation sont simples : la participation de la jeunesse sera décisive pour l’élection ; la jeunesse s’informe surtout sur les réseaux ; sur ces derniers, les médias et les politiques ont une force de frappe limitée. La conclusion vient logiquement : il faut s’adresser aux vrais médias des réseaux, ceux qui ont réellement de l’audience, à savoir les influenceurs. Taylor Swift a 15 fois plus d’abonnés sur Instagram que Joe Biden. Elle possède en outre une communauté ultra impliquée, les fameux «swifties», capables de mener de puissantes campagnes numériques. Les historiens pourront-ils un jour écrire que les «Swifties for Biden» ont changé le cours d’une élection ?

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