Cahier Transition

François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l'environnement, enseignant-chercheur, corédacteur du Giec, vient de cosigner un ouvrage intitulé La Guerre chaude. Entretien avec Audrey Pulvar, directrice scientifique de Green Management School (Groupe MediaSchool, propriétaire de Stratégies).

Il est devenu une star des plateaux télés et des studios de radio. Ce que les journalistes appellent un « bon client », pour sa capacité à occuper l’espace médiatique, à être entendu et compris. Mais contrairement à certains bateleurs, François Gemenne ne verse ni dans les fake news, ni dans la provocation. Il n’est pas là pour le buzz mais pour faire œuvre de pédagogie : cet homme de sciences et de savoirs, au pluriel, spécialiste mondialement reconnu des questions géopolitiques liées au réchauffement climatique, est aussi l’un des scientifiques participant à la rédaction des rapports du Giec. Il vient de publier, aux éditions Sciences Po/Les Presses, un ouvrage collectif, universitaire, intitulé La Guerre chaude.

Vous traitez dans ce livre, à plusieurs voix, d’un sujet assez peu évoqué dans le débat public sur le réchauffement climatique, qui pourtant est crucial : celui des conditions de conflits armés, provoquées ou amplifiées par les conséquences du réchauffement climatique… Vous démontrez la nécessité d’une vraie politique de « sécurité climatique ». Pendant des années, les scientifiques ont refusé de faire un lien direct entre le dérèglement climatique et des phénomènes météorologiques atypiques et/ou extrêmes, car ils n’avaient pas le recul pour cela. Aujourd’hui, le lien n’est pas systématique mais au moins sait-on et reconnaît-on que le réchauffement climatique amplifie la fréquence de ces phénomènes atypiques. Pour le lien entre réchauffement climatique et guerres, c’est un peu le même mécanisme : en sommes-nous au moment où les scientifiques s’autorisent à jeter un pont entre les deux ?

FRANÇOIS GEMENNE. Oui c’est un peu cela et en effet, c’est une évolution considérable. Il y a eu, au cours des dernières décennies, de très grands progrès dans ce que l’on appelle la « science de l’attribution », qui permet de relier certains événements extrêmes au changement climatique. On peut maintenant quantifier la probabilité que tel ou tel événement en soit la conséquence directe. Par exemple, on peut dire, preuves scientifiques à l’appui, que telle ou telle inondation avait 600 fois plus de probabilités de se produire qu’en l’absence de changement climatique. Le Giec s’autorise donc à prendre des positions plus assertives dans ses communications. S’y ajoutent, pour les questions de sécurité et de conflits armés, le constat que font les armées sur le terrain et les enseignements qu’elles en tirent ! D’une part, les milieux de la défense voient bien qu’ils sont de plus en plus souvent mobilisés pour fournir une assistance humanitaire et assurer la sécurité des personnes et des biens, quand des populations sont touchées par des événements graves liés au réchauffement climatique. D’autre part, ce sont des enjeux de souveraineté territoriale, de surveillance du domaine maritime - par exemple pour lutter contre la pêche illégale, liée aux impacts du réchauffement sur la ressource halieutique et au déplacement des zones de pêche -, mais aussi une gestion différente du risque militaire, des impacts de vagues de chaleur sur, par exemple, la façon dont on déploie des troupes sur le terrain ou le type de matériel que l’on peut utiliser… Tout cela conduit les militaires à discuter avec les scientifiques spécialistes du climat, pour trouver avec nous des scénarios d’anticipation, faire de la prospective, évaluer leurs actuels ou futurs terrains d’interventions, voire prévoir les lieux de missions à venir, les zones où il faut s’attendre à voir survenir un conflit.

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C’est donc un sujet très sérieux, stratégique même… et à multiples entrées !

FG. Oui absolument. On est à un autre niveau que la façon assez simpliste dont on faisait parfois, par le passé, le lien entre dérèglement climatique et guerres. On disait qu’il allait y avoir des « guerres du climat »… il y avait des livres et des films à sensation sur le sujet. Cette relation causale directe entre climat et guerre, alimentée encore par l’attribution du Prix Nobel de la paix à Al Gore et au Giec en 2007, était un peu l’arbre qui cachait la forêt des multiples implications de la question climatique dans une stratégie de maintien de la paix et de défense de souveraineté. Il y a, de notre part de scientifiques, une nécessité de faire comprendre comment des enjeux climatiques se matérialisent déjà en enjeux de sécurité. Et en face, une demande, de la part des milieux de défense et de sécurité, d’une connaissance scientifique de ces enjeux.

Cela signifie-t-il que nous devons impérativement intégrer, nous, toutes et tous les acteurs du débat public - journalistes, scientifiques, responsables politiques -, à nos raisonnements sur les questions liées à l’urgence climatique, la notion de « sécurité climatique » dont vous parlez dans ce livre ?

FG. Oui. C’est aujourd’hui une dimension incontournable des impacts du réchauffement climatique sur le destin de l’humanité. Il faut impérativement en tenir compte. Et l’inverse est vrai : tout discours sur la défense et la sécurité, doit intégrer les questions climatiques. Prenons deux exemples récents. D’abord le retrait des troupes françaises de l’opération Barkhane, au Mali : en retex, c’est-à-dire en retour d’expérience, les militaires disent qu’il n’était pas possible que Barkhane soit un succès car on leur demandait d’attaquer un symptôme - la recrudescence du jihadisme et l’instabilité de la région - alors qu’on ne s’était pas attaqué à la cause, c’est-à-dire la dégradation des terres, le processus de restauration des terres empêché par les conséquences du réchauffement climatique. Tous disent que tant que l’armée ne s’engagera pas dans des opérations d’adaptation au réchauffement climatique et de restauration des terres, le risque de déstabilisation de cette région par le terrorisme djihadiste demeurera intact. Second exemple, le conflit en Ukraine. Vous réalisez bien à quel point cette guerre est sous-tendue par des enjeux énergétiques énormes, à quel point si on avait réalisé la transition énergétique il y a vingt ou trente ans, quand le Giec le préconisait déjà, eh bien… nous serions moins dépendants aujourd’hui du pétrole et du gaz russe. Si Poutine s’est senti autorisé à envahir l’Ukraine, c’est parce qu’il a, avec ses ressources fossiles, un levier majeur sur l’Union européenne. Sans oublier les questions d’insécurité alimentaire, pour des pays archi-dépendants des importations de blé russe et ukrainien, notamment sur le continent Africain, mais aussi au Sri Lanka [voir à ce sujet l’interview de Marc Dufumier dans Stratégies n°2127, 28 avril 2022].

Est-ce que les gouvernements prennent au sérieux cette question de la sécurité climatique ?

FG. Pas assez. Certains se contentent encore de ne considérer la question que sous l’aspect de la réduction des émissions de gaz à effet de serre de leur armée, dans son fonctionnement au quotidien ou ses opérations extérieures. C’est nécessaire, car bien sûr, l’empreinte carbone de tout le secteur militaire est extrêmement élevée. Et puis il y a des enjeux opérationnels très importants : par exemple, le réchauffement de la température des océans perturbe le fonctionnement des sonars de sous-marins militaires… Le réchauffement de la température de l’air peut affecter le fonctionnement des rotors de certains hélicoptères… alors que quand il s’agit de s’équiper, l’armée doit faire une planification sur plusieurs décennies. Donc les choix de matériels et d’investissement doivent être… durables. Dans tous les sens du terme. Mais ce n’est pas du tout suffisant ! Les armées, elles, prennent cette question très au sérieux, s’en ouvrent à leurs gouvernements. Or la plupart du temps - et c’est heureux ! -, ce n’est pas l’armée qui gouverne [sourire]. Il faut donc que le politique s’instruise et s’empare de ce sujet dans sa globalité. Il est important que les personnes appelées aux plus hautes fonctions de l’État, censées gouverner notre pays, soient formées de façon très complète sur les enjeux du réchauffement climatique.

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Le vrai frein c’est… la primauté encore à l’œuvre des énergies fossiles ! Tous les pays conservent des réserves stratégiques d’hydrocarbures, afin de pouvoir mener une guerre. Encore aujourd’hui, c’est la capacité à mobiliser des ressources de pétrole qui permet de gagner, ou non, une guerre…. Tant que les pays disposeront de ces réserves, certains gouvernements seront moins motivés à l’idée de changer de doctrine et se former sur les questions de sécurité climatique.
Au contraire, le fait de pouvoir se passer du pétrole (il le faudra bien, un jour), pour ceux qui auront développé d’autres sources d’énergie, pourrait devenir un nouvel avantage stratégique. Le pays dont l’armée aura abandonné ses réserves stratégiques de pétrole, parce que son armée n’en a plus besoin et les aura remplacées par des réserves stratégiques - par exemple, en hydrogène… -, ce pays-là aura franchi un cap définitif dans la transition énergétique, mais aussi pris un avantage décisif.

Certains pays sont-ils plus avancés que d’autres ?

FG. Oui, la France. Sans vouloir pousser un cocorico, on peut dire aujourd’hui que la France est l’un des pays les plus avancés dans sa réflexion sur le sujet. En partie parce qu’il y a cinq ans, le ministère des Armées a mis en place un observatoire « climat et défense », a fait former ses cadres, a commandé des recherches sur les vulnérabilités de ses bases à l’étranger… quand, dans le même temps, aux États-Unis, qui étaient très avancés sur la question, Donald Trump ordonnait à l’armée d’interrompre les recherches sur le changement climatique, et au Royaume-Uni, alors en avance sur nous, la personne qui s’occupait le plus de ces sujets au sein de l’état-major britannique a tout simplement pris sa retraite et n’a pas été remplacée par le gouvernement Johnson… Pendant ce temps, en France, on travaillait. Tous les pays s’y mettent, mais, clairement, la France a une longueur d’avance.

Formidable, mais encore… j’ai la sensation en lisant votre livre, préfacé par Jean Jouzel, que tout cela, comme les conséquences en général du réchauffement climatique, est connu, étudié, documenté, prouvé à la fois scientifiquement et par l’expérience de terrain… Ces questions de sécurité climatique sont aussi connues que le sont l’aggravation des inégalités par le changement climatique, ou ses impacts sur la santé publique, déjà aujourd’hui et y compris dans nos pays dits « riches »… Et pourtant : nous n’engageons toujours pas les transformations profondes de nos modes de vie, pour faire face de façon efficace et juste à l’urgence climatique. Nous y sommes, nous le savons et nous connaissons les solutions, mais nous ne les mettons pas en œuvre. C’est vertigineux !

FG. Oui, très clairement, ce n’est pas un déficit de connaissance de la part des gouvernements, mais un déficit de volonté. Et puis, il y a les décisions démocratiques des peuples. On pourrait dire que la meilleure, ou plutôt la pire illustration de ce paradoxe, a longtemps été le cas de l’Australie. Un pays avec l’armée duquel des scientifiques français travaillaient, sur les questions de sécurité climatique, jusqu’à l’affaire des sous-marins - l’annulation d’une commande de sous-marins français par l’Australie, au profit de matériel nord-américain -… Eh bien la situation sur place est telle que l’armée australienne a changé de doctrine. Jusqu’à maintenant, les réservistes n’étaient rappelés qu’en renforts d’opérations extérieures au territoire. Depuis les grands incendies de ces cinq dernières années, la doctrine a changé et ils sont appelés en priorité pour les questions intérieures de lutte contre des incendies, assistance humanitaire en cas d’inondation, etc. C’est un pays qui subit de plein fouet, de façon quotidienne et très visible les impacts du réchauffement climatique. Et pourtant, l’Australie a élu et réélu un premier ministre quasiment climatosceptique, Scott Morrison, avant de finalement tourner cette page le 21 mai dernier seulement. C’est un peu comme si plus les armées préparent les impacts du réchauffement climatique, plus elles fournissent d’excuses aux gouvernements, pour éviter d’engager les vraies réformes, profondes, destinées à réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre. Pourquoi faire de la prévention alors qu’on a une armée pour garantir notre sécurité et nous assister en cas de catastrophe…? La réalité, c’est qu’il reste aujourd’hui des intérêts très puissants, opposés aux choix radicaux que nous devons engager pour faire face de façon responsable et juste aux enjeux climatiques. Je ne remets pas en cause les principes de la démocratie, mais il me semble qu’il nous faut envisager de passer par d’autres leviers que l’action des gouvernements, pour engager cette transformation et convaincre à la fois les opinions publiques et… les gouvernants.

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