Président du directoire du groupe Le Monde depuis 2010, Louis Dreyfus en a redressé les comptes et réussi la transition numérique. Alors que les actions de Xavier Niel vont devenir incessibles en étant versées dans un fonds de dotation, il fait le point sur l’état de la presse en France et perspectives de son groupe.

Qu’attendez-vous des États généraux de l’information qui se tiennent actuellement ?

LOUIS DREYFUS. Je souhaite que la décision soit prise de conditionner les aides à la presse pour les titres d’information politique et générale à un droit de veto pour la nomination des directions de rédaction. Je regrette par ailleurs que les organisations syndicales en soient le grand absent et que le modèle économique, pilier de l’indépendance des journaux, soit si peu abordé. Une réflexion sur la filière, c’est-à-dire sur les coûts d’impression et de distribution, s’impose.

Le Financial Times et la Repubblica ont salué l’initiative de Xavier Niel de verser ses 40 % d'actions du groupe Le Monde (qui inclut aussi Courrier International, Télérama, La Vie, Le Monde Diplomatique) et de L’Obs, et notamment celles rachetées en septembre à Daniel Kretinsky, dans un fonds de dotation. Serait-ce l’émergence d’un modèle français ?

Nous espérons que cela soit un exemple mais ce modèle relève de l’exception aujourd’hui. J’observe que les consolidations dans les médias passent par des acteurs financiers qui considèrent souvent qu’en tant que propriétaires, ils ont des prérogatives sur la politique éditoriale des titres, ce qui fragilise la relation de confiance que les médias doivent construire avec leurs lecteurs.

Quel est l’objectif de ce fonds ?

Faire en sorte que les dispositifs capitalistiques soient dissociés de la gouvernance opérationnelle. Et que ces actions soient incessibles ! Dès leur arrivée au capital du groupe en 2010, Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ont renforcé notre gouvernance, avec notamment un tiers des sièges du conseil de surveillance conféré à l’actionnariat salarié puis récemment un droit d’agrément, préalable à toute évolution capitalistique. L’arrivée en 2018 non sollicitée de Daniel Kretinsky avait révélé un angle mort. Cela nous a conduits à travailler sur le dernier risque identifié : la cession du journal ou du groupe à un tiers non compatible avec nos valeurs. Ce fonds de dotation, présidé par Alain Frachon, nous en prémunit.

Quand le versement au fonds de dotations des actions rachetées par Xavier Niel aura-t-il lieu ?

À la fin de l’année. Nous attendons le retour de l’administration fiscale. Cela devrait porter à 40 % le capital du groupe détenu par le fonds.

Et si le groupe a besoin de se refinancer, que se passe-t-il ?

Xavier Niel siégera toujours à notre conseil de surveillance. Il conservera une unique action pour pouvoir apporter du compte courant si besoin. Mais depuis six ans, nous nous autofinançons avec un niveau d’endettement assez bas. C’est un atout pour notre indépendance. Et nous avons créé des actifs, notamment immobiliers avec le nouveau siège social, qui peuvent nous donner accès à des liquidités.

Qu’en est-il des 20 % de parts appartiennant au groupe Prisa, qui détient El Pais ?

Elles ne sont pas contrôlantes, et notre groupe ne verse pas de dividende. Nous avons bon espoir que Prisa, comme le font Xavier Niel et Matthieu Pigasse, les apporte au fonds gratuitement.

Restent les parts de Pierre Bergé, détenues par son héritier Madison Cox. Faute d’accord sur le prix de la transaction en faveur de Matthieu Pigasse et Xavier Niel, le sujet a été porté devant les tribunaux…

L’accord avait été signé du vivant de Pierre Bergé. Madison Cox le conteste. Il a perdu en première instance et en appel, il se pourvoit en cassation. L’affaire sera tranchée en 2024.

Comptez-vous satisfaire la société des rédacteurs de L’Obs, qui veut être associée à la gouvernance du fonds comme l’est le pôle d’indépendance du Monde ?

Le pôle d’indépendance (qui représente les sociétés des rédacteurs, du personnel et des lecteurs, ndlr) détient 25,4 % du capital du groupe. Il est important pour nous qu’il siège au sein du conseil du fonds. Son représentant détiendra un droit de veto statutaire pour toute cession d’actifs. Il ne serait pas illogique que le pôle se coordonne avec la société des rédacteurs de L’Obs afin de les rassurer. Et L’Obs aura un poste de censeur au sein de ce conseil pour lui garantir une parfaite transparence des débats. Mais L’Obs doit garder en tête que la meilleure garantie de son indépendance est son équilibre économique !

Ce fonds aura-t-il des activités hors de votre groupe ?

Il interviendra dans des missions d’intérêt général via le financement d’enquêtes dans d’autres médias, le cofinancement de frais de justice dans le cadre de procédures bâillon et l’éducation aux médias.

La planche de salut de la presse semble reposer sur les investissements de milliardaires. Existe-t-il une autre voie ?

Une souscription de lecteurs amène 50 000 et 150 000 euros. C’est insuffisant pour transformer un modèle économique. La plupart des médias les plus anciens appartiennent à des milliardaires parce que leur transformation nécessite des investissements colossaux, contrairement à un Mediapart, construit de zéro. Avant que nous le recapitalisions, le groupe perdait 10 millions d’euros par an entre 2001 et 2010. Il a fallu 125 millions d’euros pour le transformer, financer la fermeture de l’imprimerie, investir dans la rédaction, passée de 310 à 550 journalistes, et dans la transformation numérique avec 10 millions d’euros investis par an. Il faut des actionnaires à forte capacité d’investissement mais qui acceptent que leurs prérogatives ne soient pas proportionnelles aux montants qu’ils investissent. Les médias imposent des limites qui n’existent pas ailleurs.

En passe d’être contrôlée par Vivendi, l’arrivée à la tête du Journal du Dimanche de Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction d’extrême droite, a fait fuir la quasi-totalité de l’équipe. Quel regard portez-vous sur ce changement brutal de ligne éditoriale ?

Il est destructeur de valeur. Il abîme la perception qu’a l’ensemble du public français des médias. Cela distille l’idée d’une presse contrôlée. Pour que ce secteur contribue à la qualité du débat citoyen, il faut des rédactions puissantes qui travaillent dans la plus grande indépendance et satisfassent les exigences des lecteurs qui les font vivre.

Au sein de votre groupe, vous avez créé un comité d’éthique et des chartes éthiques et déontologiques. Sont-elles efficaces ?

Nous avons un fonctionnement d’autant plus vertueux que nous savons qu’en cas de manquement, le comité d’éthique, composé essentiellement de personnalités indépendantes, pourrait être saisi à tout moment et rendre ses avis publics. Ce sont des garde-fous qui garantissent l’indépendance des rédactions tant auprès des journalistes que des lecteurs, qui assurent 70 % de nos revenus.

Vos sociétés des rédacteurs disposaient déjà d’un droit de veto pour la nomination des directeurs éditoriaux. Elles ont désormais un droit de veto en cas de licenciement de ce dernier en cours de mandat. Est-ce suite au remerciement de Nicolas Barré à la tête des Échos ?

Le sujet avait déjà été évoqué chez nous. L’actualité nous a incités à inscrire cette modification statutaire pour perfectionner la gouvernance et l’indépendance des titres du groupe.

Venons-en à vos résultats. Quel est l’impact du conflit au Proche Orient sur vos ventes ?

Il est très fort. Le site du Monde atteint 209 millions de visites en octobre, soit une audience supérieure à celle de l’élection présidentielle de 2022. Les ventes en kiosques ont progressé jusqu‘à 40 % pour certains numéros et les abonnements numériques se sont accélérés. L’Obs affiche une croissance de 22 % sur ses deux premiers numéros d’après le 7 octobre. Quant à Courrier International, il a augmenté de 50 % ses ventes en kiosques et les recrutements d’abonnements numériques ont progressé de 40 %.

Ce conflit est-il délicat à gérer journalistiquement ?

Il se traduit par des difficultés multiples. D’abord, une pression très forte dans les équipes rédactionnelles, avec une exigence de vigilance sur les termes employés et sur les sources d’information. Ensuite une confrontation à la dureté des témoignages, des photos ou des vidéos. Enfin, la difficulté d’être sur le terrain notamment à Gaza, ce qui rend tout récit très complexe.

Avez-vous renforcé vos équipes ?

Hormis l’AFP, Le Monde doit être le média français qui a le plus de correspondants à l’étranger, avec 20 salariés et une dizaine de journalistes forfaitisés. Nous avons des journalistes en Israël, au Liban et au Moyen-Orient tandis que d’anciens correspondants à Jérusalem sont au siège. Nos grands reporters Annick Cojean, Raphaëlle Bacqué et Luc Bronner sont aussi partis sur le terrain.

Vos trois journaux d’actualité, Le Monde, Courrier International et L’Obs, s’épaulent-ils pour couvrir ce conflit ?

Nous évitons toute synergie rédactionnelle. Chaque journal a son identité propre et ses aspérités.

Le Monde possède le plus gros portefeuille d’abonnés numériques. Quels sont les derniers chiffres ?

Au 31 octobre, 517 000 abonnés purs numériques sur un total de 592 000 abonnés.

Certains de vos confrères sous-entendent que vos comptages sont parfois sujets à caution. Que leur répondez-vous ?

Le chiffre d’affaires d’abonnés purs numériques est un chiffre audité, qui avoisinait les 58 millions d’euros fin 2022, ce qui situe nos abonnements à 10,50 euros ou 11 euros par mois. Cette année, la croissance du portefeuille d’abonnés numériques est de 8 %. Et la diffusion de nos titres devrait représenter 70 % de notre chiffre d’affaires en 2023, avec un chiffre d’affaires publicitaire de 20 %. Et pour Le Monde, le chiffre d’affaires numérique devrait devenir supérieur au chiffre d’affaires print en 2024.

Quels titres affichent les meilleures performances ?

Le Monde diplomatique a la meilleure rentabilité, avec 20 %, et Courrier International devrait avoir la plus forte progression avec 66 500 abonnés purs numériques en 2023, soit +15 % versus 2022.

Xavier Niel n’a pas pu racheter La Provence. Vise-t-il d’autres médias à ajouter à son portefeuille ?

Je n’ai pas connaissance d’autres discussions. Il a investi dans L’Informé quand une grande partie de l’équipe de Capital a quitté le titre de Prisma Média suite à son rachat par le groupe de Vincent Bolloré, considérant qu’ils ne pourraient plus travailler de manière indépendante. Xavier Niel souhaite investir lorsqu’il peut contribuer à l’indépendance d’un titre et aussi à son modèle économique.

Côté stratégie, vous lancez Le Monde Intimités. Pourquoi ?

Pour prolonger ce qui avait été initié avec succès dans le supplément l’Époque. Se pencher sur nos intimités, c’est creuser ces questions auxquelles nous sommes confrontés individuellement : suis-je un bon parent ? Mon couple est-il heureux ? Quel monde ai-je envie de léguer à mes enfants ? Ai-je su aimer mes proches ? Au centre de toutes ces interrogations, il y a de puissants moteurs historiques, sociaux, politiques.

Comment se porte Le Monde Afrique ?

Nous avons enregistré 8,5 millions de visites le mois dernier, un record. Tout le pari est de monétiser cette audience sur un continent où la pratique de l’abonnement reste très limitée. C’est un investissement à long terme.

Vous avez lancé en 2022 Le Monde in English, qui est devenu une appli cet automne. Avec quels résultats ?

Le mois dernier, nous avons approché 5 millions de visites. Le Monde in English va trouver plus rapidement sa rentabilité car le nombre d’abonnés progresse très rapidement.

Êtes-vous satisfait du Goût de M, supplément trimestriel lancé en 2022 ?

Ce projet est né de discussions avec Marie-Pierre Lannelongue, suite à la décision du groupe Condé Nast d’industrialiser et de syndiquer une partie de ses contenus. Il a trouvé immédiatement un public désireux d’une actualité moins anxiogène et d’annonceurs demandeurs de support de qualité, avec environ 25 pages par numéro. L’environnement du M (l’hebdo et Le Goût de M) représente en 2023 30 % du chiffre d’affaires publicitaire du Monde. Et le numéro hebdo du 17 novembre a atteint un record avec 69 pages de pubs. La marque Le Goût de M se décline en un podcast hebdo et deviendra dès fin mars 2024 un festival organisé autour de la rédaction du M à Paris.

Quid de La Matinale du Monde ?

Elle est un outil de fidélisation qui nous a permis de nettement réduire notre taux de churn.

Le Monde a 11,5 millions de followers sur les réseaux sociaux. Qu’attendez-vous de ces publics ?

Dès 2010, nous avons investi dans des contenus à forte valeur ajoutée à destination des CSP+, ce qui nous permet d’être leader de la PQN sur toutes les cibles premium. À partir de 2018, nous avons adressé les jeunes générations pour les attirer vers nos marques lorsqu’ils seraient plus âgés. Nous avons été le premier média français sur Snapchat. Depuis trois ans, la part de moins de 30 ans dans nos nouveaux abonnés numériques a nettement augmenté. Aujourd’hui, la moitié ont moins de 34 ans.

Vous avez nommé des femmes à la direction de M le magazine, du Monde, de L’Obs, de Télérama et de Courrier International. Et qu’en est-il de l’égalité salariale ?

Aujourd’hui, plus de 50 % de mes cadres dirigeants sont des femmes. C’est pour moi une fierté. En termes d’écart de rémunération, le différentiel est inférieur à 2 % à la rédaction du Monde. Mais notre nouveau chantier concerne la diversité. Les premières étapes sont la création d’un comité diversité et le doublement du nombre d’alternants, pour avoir un bassin plus large.

Concernant l’intelligence artificielle, avez-vous pris des mesures particulières ?

Nous avons bloqué depuis quelques jours les robots des principales plateformes d’intelligence artificielle qui « crowlaient » nos contenus sans notre consentement. Et en parallèle, nous comptons bien défendre nos prérogatives et les droits d’auteur qui y sont attachés !

Quelle est votre plus grande satisfaction à la veille de fêter les 80 ans du Monde en 2024 ?

D’abord, de savoir qu’il n’a jamais eu autant de lecteurs. La diffusion France payée était de 240 000 en 2010. Nous atteindrons les 500 000 en fin d’année. Ensuite, de noter que la gouvernance est fidèle à l’idée de bien commun voulue par son fondateur Hubert Beuve-Méry.

Et quels sont vos objectifs ?

Continuer à garder notre niveau d’exigence et nous développer vers d’autres territoires dont la vidéo et l’international.

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